“Cela fait bien plaisir de revenir à Dublin
en touriste, note Istvan Szekely, de la Commission européenne, l’un des
membres de la troïka. L’Irlande
effectue une très belle sortie du plan UE-FMI.” Ces trois dernières
années, Szekely s’est rendu à Dublin tous les trois mois avec ses collègues du
Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque centrale européenne (BCE)
pour évaluer la “conformité” des réformes et des coupes budgétaires exigées
pour chaque tranche du renflouement de 85 milliards d’euros alloué à
l’Irlande.

L’Irlande a dû demander une aide financière en 2010. En effet,
sa décision de se porter garante de toutes les banques – sous la pression
d’autres pays de la zone euro et de la BCE – avait mis à mal ses finances. Les
caisses de retraite ont été dévalisées, les prestations sociales réduites, des
hôpitaux ont fermé, tandis que la dette du pays passait à 123 % du PIB,
soit quatre fois plus qu’avant le sauvetage des banques.Intransigeance

Selon les syndicalistes, les économistes et les politiques
d’opposition ayant rencontré l’équipe de la troïka, Szekely et son
homologue de la BCE, Klaus Masuch, étaient les plus intransigeants quant aux
mesures d’austérité. Ashoka Mody, représentant du FMI lors des deux premières
années du programme, a reconnu il y a quelques mois qu’il n’aurait pas fallu
mettre l’accent sur l’austérité et qu’une partie de la dette de l’Irlande
aurait dû être annulée. “Ils ont fait la sourde oreille à
toutes nos revendications au sein de la troïka, sauf le FMI, avec qui nous
avons d’assez bonnes relations bilatérales”, nous a déclaré David Begg,
chef du Congrès irlandais des syndicats (Ictu).

Quand on lui demande s’il trouve à redire à la position de la Commission au sein de la troïka, Szekely répond : “Oui, nous
sommes très critiques envers notre propre activité.” Il estime qu’à
l’avenir la Commission pourra jouer encore mieux son rôle de conseil, grâce aux
pouvoirs de surveillance accrus dont elle dispose désormais. “En tant qu’économiste, je suis toujours très humble”,
assure ce haut fonctionnaire de l’Union européenne (UE), né en Hongrie.

A ses yeux, le chômage et l’émigration de masse sont les
principales difficultés auxquelles est confronté le gouvernement irlandais. Les
statistiques publiées le 21 novembre par Eurostat montrent que l’Irlande figure
en tête des pays où les gens sont plus nombreux à quitter le pays qu’à venir
s’y installer – l’écart étant de
35 000 personnes. Dans ce domaine, l’Irlande a connu une évolution
spectaculaire dans un laps de temps relativement court. Elle est passée en six
ans du plus fort taux d’immigration en Europe au plus fort taux d’émigration,
dépassant les Etats baltes et le Kosovo [397 500 personnes ont
émigré depuis le début de la crise financière en Irlande, en 2008, sur une
population de 4,5 millions d’habitants]. Certains économistes rappellent
que la baisse de 1 % du taux de chômage (passé à 13,5 %) depuis un an
peut aussi s’expliquer par les forts taux d’émigration, notamment parmi les
jeunes.Situation sombre

Dans la mesure où la crise financière irlandaise est due
essentiellement à la spéculation immobilière et à la crise du bâtiment qui a
suivi une période d’euphorie, il faut peut-être s’attendre à des difficultés
l’année prochaine. Parallèlement, les comptes des banques vont être passés au
crible par la BCE, à la recherche de prêts immobiliers douteux. Les chiffres du
ministère des Finances irlandais font apparaître que 17 % des titulaires de
prêts immobiliers n’arrivent pas à tenir leurs échéances. Toutefois, on
n’assiste pas encore à des vagues d’expulsions comme en Espagne. Les banques en
Irlande évitent de telles mesures pour des raisons historiques : avant l’indépendance
vis-à-vis du Royaume-Uni, les propriétaires terriens britanniques chassaient
souvent les “serfs” irlandais qui n’arrivaient plus à payer leurs dettes.

Pour le logement social, la situation est encore plus sombre.
Quelque 113 000 personnes doivent parfois attendre jusqu’à dix ou quinze ans avant de se voir attribuer un appartement à loyer modéré, explique
John Bissett, un travailleur social. “Les inégalités
s’aggravent, souligne-t-il. Il y a des gens qui
vivent avec 50 euros ou moins une fois qu’ils ont payé leurs factures.
Nous avons eu huit budgets d’austérité depuis 2008 et, dans le milieu
associatif, il y a eu environ entre 35 % et 40 % de réductions.”

Pourtant, même si beaucoup de gens ont le sentiment de payer
pour de riches banquiers restés impunis, l’Irlande n’a pas connu d’agitation
sociale comme la Grèce ou l’Espagne. “Il y a un profond
sentiment d’injustice, estime Michael Taft, un économiste qui travaille
pour le syndicat Unite. Mais les gens se sentent aussi
impuissants face à cette situation. Nous sommes un petit pays à la périphérie
de l’UE, désarmé face à la Commission européenne, la BCE et le FMI.” Même
si les élections de 2011 ont évincé le parti Fianna Fail, au pouvoir depuis
très longtemps, le nouveau gouvernement a poursuivi la même politique. “Nous sommes peut-être en démocratie, mais dans un Etat à politique
unique”, conclut-il.