La Jeune Rue, un “gâchis monumental” ?

L'ambitieux projet gastronomique parisien bat de l’aile. Lâchés par ses investisseurs, Cédric Naudon, l'homme d'affaires à l'origine de La Jeune Rue est dans la tourmente. Nous avons rencontré le chef Arnaud Daguin, l'un de ses ex-conseillers, qui revient sur cette expérience, mais dit n'avoir “aucune aigreur”.

Par Virginie Félix

Publié le 12 décembre 2014 à 13h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h24

Pharaonique, utopique, attrape-bobo, démesuré, mégalo…  Depuis son lancement tambour battant, en janvier 2014, le projet de La Jeune Rue n’a cessé de susciter tout à la fois curiosité, enthousiasme et suspicion.

Il faut dire que, sur le papier, il y avait de quoi nourrir les fantasmes : ce n’est pas tous les jours qu’un mystérieux homme d’affaires se lance dans une partie de Monopoly frénétique en plein Paris, entre République et Marais. Le projet ? Transformer trente-six pas-de-porte de quelques rues en épicentre du bien manger, avec le renfort de la crême mondiale des designers. Ce devait être « un rêve gastronomique, doublé d’un pari culturel et d’un projet de société », selon les mots de son créateur, Cédric Naudon. Entendez une pléiade de restos et de commerces de bouche, alimentés à la source de l’agriculture la plus vertueuse, des circuits de production les plus courts, et d’une traçabilité sans faille. 

Près d’un an après, le rêve, aussi gastronomique qu’astronomique (chiffré à 30 millions d’euros), semble avoir pris un sérieux coup dans l’aile. Certes, trois restaurants ont bel et bien ouvert leurs portes (pour l’un d’entre eux, Anahi, reprise d’une adresse déjà existante, il s’agit d’avantage d’un lifting que d’une pure création). Mais on attend toujours l'éclosion des premiers commerces de bouche. Et surtout, la situation financière du mystérieux Cédric Naudon, dont la fortune annoncée a toujours été nimbée d’une certaine opacité, semble aujourd’hui des plus compliquées. Ainsi que le révélait il y a quelques jours une enquête du Monde  – qui s’était déjà penché cet été sur le parcours tortueux de cet intriguant Gatsby.

A court de crédit, lâché par la Banque Publique d‘Investissement qui devait lui apporter une dizaine de millions d’euros, l’homme d’affaires s’est séparé brutalement d’une partie de son équipe. Quant à son plus proche conseiller, Arnaud Daguin, il vient d'annoncer qu'il jetait l’éponge. Cet ex-chef étoilé, militant du manger bon, propre et juste, avait été appelé pour participer à l'élaboration du projet. Pendant deux ans, il a travaillé à établir un circuit d'approvisionnement avec les producteurs (maraîchers, éleveurs, agriculteurs…) qui devait alimenter restaurants et boutiques. Sans amertume mais avec le sentiment d'un certain gâchis, il a accepté pour Télérama de revenir sur cette expérience, ses espoirs et ses échecs.

Où en est la Jeune Rue aujourd’hui ?
A part Cédric Naudon, personne aujourd’hui ne connaît exactement la situation. Et quand on sait le défaut de maîtrise du bonhomme dans bien des domaines… Nous nous sommes séparés fin novembre sur des mots assez tendus, parce que je le mettais en demeure de régulariser les impayés auprès des producteurs. C’était mon dernier « conseil ». Mais je sentais bien qu’il n'en était plus à écouter les conseils, il en était au stade de la survie. Aujourd’hui, il y a quatre restaurants qui tournent bien : Le Sergent recruteur, Anahi, Ibaji et Le Pan. J’espère que ça va continuer, dans la mesure où Cédric Naudon paye les producteurs.
Et d’après les retours que je peux avoir, il serait en train de régler ses arriérés. Moi, ce qui m’importe c’est qu’il ne « plante » aucun des producteurs que je lui ai amenés. Même si le reste est tout aussi urgent, et qu’il doit payer tout le monde, y compris ses employés. Notamment ceux qu’il a virés sans sommation, de façon un peu violente, sur un coup de panique. D’ici la fin de l’année, il risque d’être privé de la marque « Jeune Rue » qui ne lui appartient pas. L’idée de ce nom vient de Paul-Henry Bizon, un journaliste, qui l’a déposé. Ce dernier en conteste aujourd’hui l’utilisation et a engagé une procédure en justice.

“C'est un merdier comptable depuis le début.”

Cédric Naudon a-t-il bluffé ?
Enormément ! A tel point que je me demande aujourd’hui comment il pouvait penser que ça marcherait à terme. Il s’est engagé sur beaucoup de choses puis a été obligé de se rétracter et a perdu très vite du crédit auprès d’un tas de fournisseurs. Au bout d’un an, il n’est plus capable de tenir ses engagements, alors qu’il avait tapé dans la main comme on le fait dans un marché aux bestiaux. Avec moi, il avait des comportements que je ne saisissais pas, il me tenait à l’écart de sujets hyper stratégiques. Je comprends aujourd’hui que c’est parce qu’il ne pouvait pas me dire qu’il était en train de bluffer. Je n’ai aucune aigreur, mais je considère quand même que c’est un gâchis monumental, avec des pratiques dont on va s’apercevoir, pour certaines, qu’elles ne sont peut-être pas très honnêtes…
Le principal défaut de Cédric Naudon, est qu'il fonctionne toujours comme dans la cour de l’école, à qui sera le plus fort. Avec un sens du cloisonnement, une façon très efficace de séparer les gens pour mieux régner. Il s’est aussi mal entouré en faisant appel à un communiquant qui a été dévastateur pour l’ambiance interne et a complètement fermé la boîte à toute la presse, alors que la philosophie du projet était la transparence. Ça a enfoncé le clou du ratage. Mais ce que je lui reproche le plus, c’est de n’avoir tenu aucun compte de la somme d’intelligences et de bonnes volontés dont il disposait.

Le fond du problème n'est-il pas d'abord financier ?
Oui, clairement ! A un moment, Cédric Naudon nous a annoncé qu’il avait été approché par François Pinault qui voulait entrer dans le projet. Puis il a dit qu'il avait refusé l'offre parce que ça allait le priver du contrôle de la boîte. Là encore, je ne sais pas si c’était du bluff. Mais, si c’est vrai, c'est une erreur de ne pas avoir accepté. Il aurait fallu qu’il autorise l’entrée au capital de quelqu’un de plus costaud que lui. A l’époque, il pensait sans doute que la Banque Publique d'Investissement allait encore le suivre. Sauf qu'en réalité, c'est un merdier comptable depuis le début. Et puis, il est parti un peu en vrille aussi, avec ses trente projets confiés à des designers du monde entier.

Le projet n’était-il pas démesuré dès le départ ?
Quand l’homme a décidé d’aller marcher sur la Lune, c’était démesuré. Mais il a mis les moyens pour le faire et il l’a fait. Rien n’est démesuré quand on en a les moyens… Alors, oui, certainement, le projet était disproportionné par rapport aux moyens réels. Mais c’est facile à dire maintenant ! A l’époque, qu’est ce qu’on en savait ? Le type était opaque. Mais on a le droit d’être discret si on n’a rien à se reprocher. Bien sûr, on lui a posé toutes sortes de questions sur son financement. Je lui ai demandé si c’était la mafia russe, du pognon chinois, l’argent de la drogue… Je le charriais aussi sur ses chaussures Berlutti, sa Maserati. Mais cette allure de pacha avait un côté hypnotique pour les gens autour de lui.

“Il y a des choses qu’on a bâties et qu’on peut espérer continuer.” 

Il n’a jamais levé le voile sur la manière dont il a bâti sa fortune ?
Non, il a inventé une histoire sommaire selon laquelle il avait fait du pognon aux Etats-Unis dans l’immobilier et l'édition de produits design. On n’en retrouve aucune trace nulle part, et on se dit que ça a dû lui coûter cher de nettoyer ainsi Internet. Pourquoi faire ça ? On peut imaginer qu’il a eu un pépin dans sa vie, une autre vie. Mais tant que le type n’a pas Interpol aux fesses, il n’y a aucune raison d’être méfiant. Surtout qu’au début, il finançait tout, et notament la masse salariale.

Quel bilan tirez-vous de cette aventure ?
Il y a des choses qu’on a bâties et qu’on peut espérer continuer sur d’autres bases. On a fait un sacré boulot de sourcing des producteurs, on a mis en place un maillage du territoire, une intelligence des confluences des produits et des logistiques. Si quelqu’un voulait reprendre ça et en faire quelque chose, on pourrait démarrer demain.
Depuis le début, on travaille dans l'idée d'échaffauder une nouvelle économie. Mais je crois que Cédric Naudon n’a pas tout compris à cette idée. On était quelques uns à lui dire de fabriquer d’abord un « hub » dans lequel on allait pouvoir faire confluer tous les produits. On avait cette ressource entre les mains. Mais il a pensé pouvoir fonctionner comme tout le monde, bêtement, avec des intermédiaires, ou en faisant venir avec notre logistique des petites quantités.

Vous n'êtes pas parvenu à le raisonner ?
On l’a vraiment mis en garde à maintes reprises, en lui disant qu’on partait à l’envers. Et on a ouvert des restaurants alors qu’on n’avait pas mis en place ce fameux « hub ». Mais on ignorait à l’époque qu’il était coincé financièrement. Donc on parlait deux langues différentes. C’est facile à dire après, mais si j’avais été vraiment rigoureux sur le coup, je l’aurais quitté à ce moment-là, parce que je voyais bien que ça n’allait pas dans le bon sens.

A vos yeux, c’est un beau projet, une utopie qui a été gâchée ?
Quand on regarde de haut l’histoire de l’humain, elle est faite d’expériences générées par des gens qui ne sont pas forcément les bons mais ces idées rebondissent ensuite ailleurs. Ce qui compte, ce sont les idées qu’on a contribué à faire émerger. Je vais essayer d’en recoller les morceaux avec d’autres. Dès le départ, dans ma collaboration avec Cédric Naudon, il y avait aussi le projet d’une fondation et je voudrais qu’elle voie le jour. Je continue à travailler avec Ecocert pour mettre en place une certification qui s’appellera L’Echelle de riches terres et qui valorisera l’agriculture capable de capturer le carbone. Car c'est la seule aujourd'hui qui permette de sortir du problème climatique.

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