Grève des dédicaces : la BD traverse une grave crise

En vingt ans, la publication d’albums a décuplé... mais pas le lectorat. Le secteur de la bande dessinée est confronté au phénomène de surproduction, et les créateurs crient famine.

Par Laurence Le Saux, Stéphane Jarno

Publié le 15 décembre 2014 à 17h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h24

A 17h15 tapantes, ils ont remballé leurs gommes et leurs crayons. Dix minutes plus tard, la plupart des stands de Quai des bulles, le festival BD de Saint-Malo, étaient déserts. Le 11 octobre dernier, de nombreux auteurs de bande dessinée ont fait, deux heures durant, la grève des dédicaces. Une grande première dans le monde merveilleux des bulles et des « petits miquets ».

Pourquoi ? Parce que leur caisse de retraite a décidé d'augmenter considérablement leur ­cotisation annuelle. Pour bénéficier d'une retraite complémentaire – bien ­hypothétique –, les auteurs sont censés, à partir de 2016, verser 8 % de leurs revenus annuels (soit un mois d'émoluments). Or la moitié des 1 500 scénaristes et dessinateurs de BD français gagnent moins que le smic ! Si cette réforme a depuis été différée, la menace demeure, fragilisant encore davantage un secteur qui n'avait pas besoin de ça.

Réunis en AG à un jet de pierre des stands, les auteurs racontent peu ou prou la même histoire. Celle d'une passion dont ils ont cru pouvoir faire leur métier. Mais la réalité est tout autre. Depuis une dizaine d'années, leur situation ne cesse de se dégrader. Pour réaliser un album publié par un gros éditeur, ils touchent en moyenne vingt mille euros, octroyés sous forme d'avance. Une somme rondelette, du moins en apparence, puisqu'il faut en soustraire la part du scénariste (en général un tiers) et qu'elle rémunère un an de travail, au bas mot, pour le dessinateur. Pas de quoi faire bombance...

Pas de contrats, pas de chocolat !

Purs objets de fantasme, les droits d'auteur – qu'ils pourraient toucher en sus – n'ont de réalité que lorsque les ventes de l'ouvrage s'envolent, ce qui est loin d'être la norme. De plus, ces « travailleurs de l'esprit », qui ne bénéficient ni des allocations chômage ni de congés payés, sont totalement tributaires des commandes des éditeurs. Pas de contrats, pas de chocolat !

Pour combattre leur paupérisation, ces indépendants, habituellement individualistes, ont d'abord décidé de s'unir – grâce à la branche BD du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (Snac), créée en 2007. Puis ont rendu leurs craintes publiques. Certains viennent de lancer les Etats ­généraux de la bande dessinée (EGBD) afin de recueillir un maximum d'informations sur leur profession.

« Pour beaucoup de gens, nous exerçons un métier de rêve, ce qui est vrai, ­assure Denis Bajram (Universal War, Alix Senator), par ailleurs secrétaire des EGBD. Mais le public des festivals ne ­réalise pas à quel point les dessinateurs qui dédicacent sont pauvres. Le marché s'est emballé, les années 1990 sont définitivement révolues. Aujourd'hui, sortir un album cartonné en couleurs ne fait plus de vous un professionnel. »

Une avalanche d’albums

Bulles en tête, quartier des Batignolles, à Paris. Dans cette librairie spécialisée, l'espace est plus qu'optimisé. Partout, sur présentoir ou en pile, les BD s'étalent. Cette avalanche d'albums ne facilite pas la tâche des libraires. « Les livres repartent trop vite, avant qu'on ait eu le temps de les défendre, regrette Jean-Pierre Nakache, le gérant. Un nombre incroyable d'entre eux se vendent entre six cents et huit cents exemplaires. Alors qu'il y a dix ans le minimum était de trois mille, quoi qu'on mette sur le marché... » En une vingtaine d'années, le nombre d'albums publiés en France a décuplé, passant de cinq cents à cinq mille par an ! Certes, le phénomène manga a contribué à gonfler les chiffres, mais il n'explique pas tout.

Secteur porteur et jusqu'à récemment en forte croissance, la bande dessinée a suscité beaucoup de vocations. Chez les auteurs, mais aussi chez les éditeurs, qui se sont multipliés (332 en 2013) et ont publié à tout-va. Tout irait pour le mieux si les lecteurs avaient suivi le mouvement.

« Tandis que la production explosait, le tirage moyen d'un ­album a été divisé par cinq, précise Claude de Saint Vincent, directeur général du groupe Média Participations – qui possède notamment Dargaud, Dupuis et Le Lombard. Nous sommes passés d'un métier de fonds [un auteur pouvait espérer vendre ses ouvrages sur la durée] à un métier de nouveautés. Aujourd'hui, la littérature générale, qui représente 30 % de l'édition, fait vivre trois cents romanciers. La bande dessinée ne pesant que 9 %, comment pourrait-elle permettre à 1 500 auteurs professionnels de subsister ? »

Illustration : Erwann Surcouf pour Télérama

Une génération d’artistes le bec dans l’eau

Ces derniers paient les pots cassés : baisse substantielle des avances, ­effritement général des ventes (exit donc les droits d'auteur). Surtout, une génération entière d'artistes se retrouve le bec dans l'eau. Bruno Maïorana (Garulfo) et Philippe Bonifay (Zoo), deux auteurs de séries pas vraiment confidentielles, ont indiqué publiquement qu'ils arrêtaient la BD faute de pouvoir en vivre.

Plus rare sur les étals, Xavier Mussat, à qui l'on doit le récent, et brillant, Carnation, s'exprimait en juin dans une lettre ouverte : « C'est bien de la survie d'une profession dont il est question. A quelle classe sociale faudra-t-il appartenir pour envisager de produire sereinement des livres ? » La réponse de son confrère Emmanuel Lepage (La Lune est blanche) est glaçante. « L'avenir est aux André Gide, c'est-à-dire aux rentiers, m'a indiqué un éditeur. La situation est tragique. On assiste à la disparition d'un métier, tout simplement. Il y a cinq ans, le système de la BD permettait, en travaillant douze heures par jour, six jours sur sept, de maintenir la tête hors de l'eau. Ce n'est plus possible aujourd'hui. »

Quelles perspectives pour ces professionnels ? Se reconvertir ? Se diversifier en devenant aussi illustrateur, ­graphiste ou animateur ? Certains pourraient, tout bonnement, simplifier leur trait pour dessiner plus rapidement. Ou adopter de grosses ficelles bien éprouvées pour se ­garantir un certain nombre de ventes. Dans tous les cas, la créativité et la diversité des bulles made in France en pâtiraient.

Et que faire des futurs auteurs qui sortent chaque ­année d'écoles de BD de plus en plus nombreuses ? « Il faudrait se rendre en délégation devant le ministère de la Culture habillés en Schtroumpfs, puis se balancer des seaux de faux sang ! » L'idée choc lancée par Lewis Trondheim n'a pas (encore ?) fait recette, mais ses collègues prévoient une « marche des auteurs et de soutien à la création » lors du ­prochain festival d'Angoulême, du 29 janvier au 1er février. Histoire de casser le mythe rose bonbon entourant leur ­métier. Et, peut-être, le sauver.

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