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Nature & environnement

REPORTAGE. Une bombe climatique sommeille au Canada

Des chercheurs se lancent dans la mesure de l’effet de la fonte du pergélisol sur le dérèglement climatique. Une bombe à retardement. Reportage en territoire inuit au Canada.
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Pergélisol
Sous la glace du sol Canadien, de grandes quantités de CO2 pourraient-être libérées dans l'atmosphère
Rachel Mulot / Sciences et Avenir

GLACIAL. "Tu peux te garer sur un palse ?". Habilement, le pilote pose l’hélicoptère sur l’une des petites buttes de tourbe glacée qui sculptent le paysage arctique. Florent Dominé, spécialiste des propriétés physiques et chimiques de la neige, saute dans la poudreuse. Nous sommes à la frontière de la taïga et de la toundra, et plus précisément à Kuujjuarapik, dans le Nunavik, territoire québécois situé au nord du 55ème parallèle.

Localisation de Kuujjuarapik. Crédit : Google maps

Malgré le soleil qui brille, il fait -25° dehors et le "froid ressenti" est plutôt de -28°. Les poils et les cheveux givrent instantanément, les doigts s’engourdissent vite, mais Florent Dominé (bardé de tissus high-tech, de plume d’oie et de fourrure de coyote) est dans son élément : avec près de 70 articles, il est le chercheur français qui a le plus publié sur l'Arctique.

Le physicien du laboratoire international Takuvik (Unité mixte internationale CRNS/Université de Laval (Québec)) s’agenouille pour ouvrir une première valise d’instruments. Des outils sont soigneusement rangés dans leurs tapis de mousse : une large spatule pour creuser la neige, une petite cage calibrée pour l'échantillonner, une balance pour la peser, une loupe et une planche de contact pour en regarder les cristaux structurels, une sonde température… Une seconde sonde attend dans une autre valise pour des mesures de conductivité thermique.

ISOLANT. C'est à Kuujjuarapik que démarre symboliquement le Projet APT (Accélération de la fonte du pergélisol par les interactions neige/végétation), mené par un consortium franco-canadien (CNRS/Université de Laval). Son but est notamment de mesurer le pouvoir isolant de la neige, son interaction avec la végétation et son effet sur la couche de pergélisol (permafrost en anglais).

Le pergélisol est la couche de terre gelée en Alaska, Sibérie, et au Canada, pays des Inuits. A lui seul, il représente 20% de la surface terrestre et recèle d’énormes quantités de carbone qui pourraient être émises dans l'atmosphère sous forme de gaz à effet de serre.

APT a l’ambition de prédire l’évolution de la température du pergélisol, la quantité de gaz à effet de serre relarguée dans l’atmosphère par son dégel, de quantifier son effet rétroactif sur le climat et in fine de modéliser la vitesse de dégel du pergélisol. Un point crucial. "Les scénarios de réchauffement du climat ne tiennent pas compte du carbone stocké dans le pergélisol" explique Florent Dominé. Or l'incertitude sur le devenir du carbone stocké dans ce sol gelé est énorme.

Une véritable bombe à retardement qui menace de modifier dramatiquement le paysage des Inuits" - Louis Fortier

Sous l’effet du réchauffement, il fond et le carbone se transforme en CO2 (dioxyde de carbone) et en CH4 (méthane). Il pourrait s’en former deux fois plus que n’en recèle l’atmosphère. Soit de 1400 à 1700 tonnes, selon les estimations (1). Ce qui favoriserait l’effet de serre. « C’est une véritable bombe à retardement qui menace de modifier dramatiquement le paysage des Inuits. En Arctique, le bouleversement est en cours et les effets du changement climatique déjà exacerbés » souligne le biologiste Louis Fortier de l’Université de Laval.

(1) Le réservoir de carbone organique serait de 1700 milliards de tonnes alors que l'atmosphère en recèlerait 830 milliards, selon le rapport du GIEC 2013. Une étude internationale de décembre revoit l’estimation à la baisse avec 1400 milliards de tonnes seulement.

Florent Dominé me confie la balance pour peser la neige: il faut la garder contre mon torse, entre deux couches de doudoune pour éviter qu’elle ne gèle en attendant la pesée. Et la sonde de température ne doit pas toucher le sol tant quelle est encore chaude : cela pourrait fausser la mesure.

Une nouvelle station de mesure doit être implantée dans la région cruciale de Kuujjuarapik, avec le soutien de la fondation BNP Paribas,  pour mesurer le gaz à effet de serre et développer la modélisation. Ce sera la troisième du genre: la thématique a été initiée il y a deux ans avec l'appui de l'IPEV (Institut polaire français) qui a permis le déploiement de deux autres stations plus au nord.

A Kuujjuarapik, on trouve du pergélisol discontinu en voie de disparition. Le village et sa station, occupés par les scientifiques depuis les années 70, sont situés à la frontière de la taïga et de la toundra, à la jonction entre les baies de James et d’Hudson mais aussi à la limite ancestrale des territoires des indiens cris et de celui des Inuits.

Avec des hivers moins froids, la durée du couvert neigeux est en effet réduite. En revanche, les températures plus élevées favorisent l’évaporation et les précipitations. Résultat : la hauteur de neige maximale augmente dans la plupart de l'Arctique. Or, la neige agit comme un manteau isolant et empêche le sol de geler à ses températures habituelles.

Un isolant naturel à l'effet "boule de neige"

"La partie des arbustes qui reste sous la neige est protégée du blizzard et des herbivores comme la perdrix des neiges qui se nourrit de bourgeons, souligne Florent Dominé. Plus il y a de neige, plus les arbustes peuvent grandir car des parties de plus en plus hautes sont préservées par la plus grande hauteur de neige". Et au final, observe t-il, l’expansion des arbustes augmente les propriétés d’isolation thermique de la neige. "Le sol reste chaud plus longtemps. Cela permet une activité microbienne plus longue, plus de recyclage des nutriments qui deviennent alors disponibles pour la croissance végétale le printemps suivant. Du coup, cela favorise des arbustes plus hauts, qui retiennent plus la neige, qui réchauffe plus le sol...etc." Pour un effet rétroactif encore difficilement mesurable.

FORMATION. Les chercheurs d’APT espèrent impliquer la communauté Inuit "en formant et équipant les élèves pour relever les données sur la températures du sol et la densité de la neige". Cécile de Sérigny, biologiste revenue de la toundra, aujourd’hui gestionnaire de la faune sauvage et coordinatrice de projet scientifique avec le Centre d'études Nordiques (CEN) et Fusion Jeunesse pour les écoles cris et inuit semble intéressée. "Demain, les jeunes de Kuujjurapik pourraient peut-être participer à prédire l’évolution des émissions des gaz à effet de serre et son effet sur son territoire".

Notre journaliste a fait ce voyage à l’invitation de la Fondation BNP-Paribas qui soutient le projet APT et investira 560 000 Euros) sur une période de trois ans. Avion, voiture, Twin-otter, hélico… Elle a parcouru 13766 kilomètres et émis 6570 kg de CO2 au minimum (source).

 

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