Culture

Le théâtre public sous perfusion HBO

Des spectacles déclinés en épisodes et en saisons, des pièces avec «previously», arcs narratifs et cliffhangers… De plus en plus de metteurs en scène tentent de transposer sur les plateaux le format des séries télévisées.

Henry VI © Christophe Raynaud de Lage pour le Festival d'Avignon
Henry VI © Christophe Raynaud de Lage pour le Festival d'Avignon

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Suivre sur des dizaines d'heures, voire des journées entières, les pérégrinations d'un héros, formuler des hypothèses sur le déroulé des futurs épisodes, se retrouver pour regarder ensemble la totalité de la saison 1… Et si c'était possible, non plus seulement grâce aux séries TV mais aussi au théâtre subventionné? Et si on imaginait des épisodes, des saisons, des communautés de fans, des alertes anti-spoiler, des grands récits populaires, politiques et sociaux pour le théâtre? S'inspirer du succès phénoménal des séries TV, est-ce que c'est une si bonne idée? Et si oui, comment faut-il transposer? Comment fidéliser? Comment binge-watcher? 

Le premier épisode d'une longue série?

En 2012, le metteur en scène Mathieu Bauer posait toutes ces questions dans un projet théâtral pharaonique et inédit, qui inaugurait son arrivée au poste de directeur du Nouveau Théâtre de Montreuil. Fan absolu de The Wire, dopé à HBO et «amoureux de l'entertainment», il réunissait sociologues, acteurs et scénaristes pour imaginer Une Faille, un feuilleton théâtral en douze épisodes (sur deux saisons) prenant pour cadre fictionnel la ville même de Montreuil, son tissu associatif et ses acteurs locaux. Depuis, ils sont plusieurs, de la comédienne et auteure Pauline Sales au comédien et metteur en scène Robert Cantarella, à avoir testé sur scène le format sériel. 

La plupart d'entre eux admirent la capacité des showrunners américains à s'emparer du monde environnant dans de grands récits populaires –une mission «que le théâtre avait en grande partie délaissée, à cause de la lassitude provoquée par les grandes pièces marxistes des années 1970», analyse Mathieu Bauer. Parmi ses motivations à lui: le plaisir, pour les comédiens, de s'emparer, dans la durée, de «personnages» -«une catégorie qui était presque devenue un gros mot au théâtre, ces vingt dernières années»

Le plaisir aussi de tester d'autres rythmes de création: 

«Normalement, une création est bouclée en sept semaines, explique t-il. Pour notre part, c'était treize semaines de création pour une saison de six épisodes… C'est la possibilité de revenir sur le travail.»

Le mode de «consommation»

Encore faut-il parvenir à monter les projets… Car appliquer aux oeuvres théâtrales un format pensé pour la télé est un pari risqué. Différence de temps et de moyen de production, différence de mode de consommation… 

«Les téléspectateurs regardent souvent leur série chaque semaine, voire tous les soirs, pendant plusieurs heures», rappelle Caroline Marcilhac, nouvelle directrice de Théâtre Ouvert, qui vient de programmer Notre Faust, la série théâtrale de Robert Cantarella. «Mais quels spectateurs se déplacent aussi régulièrement au théâtre, a fortiori au même endroit?» Trouver un rythme de représentation conforme à la manière dont on se rend au théâtre devient vite un véritable casse-tête, et les modèles se cherchent encore.

Pauline Sales, qui a co-écrit avec le dramaturge Fabrice Melquiot Docteur Camiski ou l'esprit du sexe, un feuilleton en sept épisodes sur la sexualité contemporaine, s'est associée à six Centres Dramatiques Nationaux (dont les directeurs mettent chacun en scène un épisode) pour présenter les épisodes par «pack» de deux, tous les deux mois dans chacun des théâtres, et une intégrale de 8-10 heures à partir de mars 2015. «En sachant aussi qu'un partenariat avec CultureBox, mis en place à partir du 5 décembre, permettra de voir les épisodes sur écran, tous les mois», explique-t-on au Préau, Centre Dramatique Régional de Vire, à l'origine du projet.

Une formule différente de celle mise en place par le metteur en scène Robert Cantarella, pour son projet Notre Faust, série diabolique en 5 épisodes qui à cartonné au Théâtre Ouvert en septembre et octobre dernier. L'idée: présenter chaque épisode, tous les soirs, pendant une semaine –l'ensemble de la saison se déroulant sur un mois, avec intégrale à la clé. «C'était un vrai pari, commente Caroline Marcilhac, quelques spectateurs seulement avait joué le jeu de la série, en achetant des places pour tous les épisodes. Mais le bouche à oreille a fonctionné». Résultat: salle pleine à craquer pour l'intégrale.

Binge-watching

Des intégrales? A priori, il faut en vouloir pour convaincre les spectateurs de s'enchainer 5h, voire 10h de spectacle d'affilée. «Le phénomène de lassitude est plus prononcé au théâtre (qui n'est ni un art populaire, ni le lieu privilégié de la fiction)», rappelle encore Mathieu Bauer. «En même temps c'est aussi un des médias les plus audacieux.»

La preuve, quand le spectacle est bon, les spectateurs ne craignent pas les longues durées. Mieux, ils les réclament: «Bizarrement, ce qui a le plus marché, ce sont les intégrales (4h10). Elles ont été plébiscitées par un public très mixte»

L'engouement pour le «marathon théâtral» nous était également confirmé l'été dernier par le jeune metteur en scène Thomas Jolly, auteur d'un Henri VI de 18H (si, si) divisé en plusieurs épisodes: «On m'a pris pour un kamikaze!», commentait-il alors:

«On m'a dit qu'en période de crise, etc, les spectateurs ne suivraient jamais… Mais les spectateurs, séduits par une expérience collective et vivante que n'offrent pas les autres médias, discutent, prennent des cafés, live-tweetent pendant les spectacles et en redemandent…A la fin du spectacle, tout le monde se connait, les conventions explosent, les spectateurs sont partants pour des expériences hors-normes.» 

En octobre, ils étaient nombreux à l'être pour Notre Faust. Un succès qui, sans doute, calmera l'amertume de Robert Cantarella, estomaqué de n'avoir reçu aucune aide à l'écriture en dépit de la notoriété des auteurs associés au projet (dont la dramaturge Noëlle Renaude ou l'acteur Nicolas Maury, excellent dans le rôle du Docteur Faust).

«Personne, hormis Caroline Marcilhac, la directrice de Théâtre Ouvert, n'y croyait. Le principe, c'était d'appliquer à la lettre le système de pool d'auteurs, en se répartissant les tresses et arcs narratifs (ce que nous avons fait sans aide, d'ailleurs). Mais à croire que l'écriture à plusieurs, en France, on ne comprend pas encore le but…»

Dommage, car la formule à fonctionné. «Ce qui fut amusant, c'est qu'il y eut rapidement "les spectateurs du mercredi, ceux du vendredi", qu'une sorte de petite communauté naissait chaque soir et que ce côté "rendez-vous" fut très joyeux et fédérateur», s'enthousiasme Caroline Marcilhac.

Et c'est bien là ce que cherchent à tâtons ces artistes, soucieux d'inventer d'autres formes de rencontres avec les spectateurs et de redonner au théâtre cette dimension populaire, festive et attractive qu'on lui reproche parfois d'avoir perdue. «Nous sommes une génération qui nous posons beaucoup la question du réenchantement des institutions, qui nous demandons comment remotiver les spectateurs pour le théâtre», conclut Matthieu Bauer. «Parce que nos aînés, à un moment donné, ont été feignants. Faut faire revenir les gens! Ce sont leurs lieux, putain!»

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