Un coucher de soleil sur un bord de mer. L’endroit romantique séduit des dizaines de couples enlacés sur les rochers qui longent la plage. Mais c’est illégalement que ces jeunes se retrouvent.

À Aceh, leur comportement est puni par la loi islamique en vigueur dans cette province indonésienne du nord de l’île de Sumatra. Pour « proximité », un délit appelé khalwat, un homme et une femme non mariés risquent jusqu’à neuf coups de bâton. Si la police de la charia surprend l’un de ces couples en flagrant délit de romantisme délictueux, elle demandera aux fautifs de se marier sur-le-champ.

« Un moyen de pression et de répression »

La charia concernant le droit de la famille est en vigueur dans toute l’Indonésie depuis 1991, mais ce qui fait la particularité d’Aceh, province islamisée depuis le XIIIe siècle, c’est que la loi islamique a été étendue au droit pénal en 2001. Il y a dix ans, Aceh sortait à peine de trente ans de guerre civile entre les indépendantistes et le pouvoir central de Djakarta.

« La charia est née de la guerre. Djakarta a voulu troquer les velléités autonomistes en concédant la charia à notre région très pieuse. Mais c’est un pis-aller. Les hommes politiques locaux l’ont acceptée comme un moyen de pression et de répression sur les habitants. La population s’est tue, dans un vaste silence d’après-guerre. On a utilisé les pires arguments pour faire plier le peuple : la peur et la religion », s’insurge Tamir, représentant d’un des seuls partis politiques qui militent ouvertement pour son retrait.

La charia est un corpus de principes qui guident le musulman dans sa vie quotidienne, elle régule la vie privée, mais aussi les infractions pénales. À Aceh, contrairement au reste de l’Indonésie, la charia prévoit aussi des châtiments corporels. L’an dernier, 500 personnes ont été jugées par les tribunaux islamiques, la majorité pour proximité entre femme et homme non mariés.

Encadrement très stricte

Parmi eux, Amel, une femme mariée soupçonnée de relations trop rapprochées avec un homme du village. Ce sont les villageois qui ont prévenu la police de la charia, et les deux fautifs ont été flagellés en place publique devant la mosquée du village.

« On a même servi des gâteaux au public, c’est un divertissement. C’est du folklore ! », raconte Farabi qui s’occupe des victimes de la charia. Une double peine s’est abattue sur Amel, présumée fautive, qui a dû subir l’opprobre de sa communauté villageoise dont elle a été chassée.

Cette loi interdit aussi aux femmes de chanter et de danser, des gestes jugés amoraux. « La charia est très difficile à vivre pour une femme, elle encadre tous les domaines de la vie : les vêtements qu’elle porte, son comportement en public, sa façon d’être avec les hommes, le couvre-feu le soir », déplore Donna, directrice de l’association Solidaritas Perempuan.

Croyante mais fervente féministe, Donna ne porte pas le voile obligatoire, malgré de nombreuses arrestations et plusieurs brimades.

« Les cinémas ont aussi disparu »

À la première rencontre, rares sont les Acehnais qui osent critiquer la charia. « On ne peut pas dire qu’on est contre la charia, explique Leila, car cela reviendrait à dire qu’on est contre la religion. » Peu à peu les langues se délient : « à l’école primaire, le voile est devenu une obligation depuis la charia, y compris pour les toutes petites filles », explique une professeur qui veut rester anonyme, de peur que même sa timide critique ne lui porte préjudice.

« C’est très discriminant, imaginez toutes ces femmes qui travaillent sur les pentes des montages dans les champs de café, avec leurs longues robes obligatoires, ces tenues sont sources d’accidents », raconte Khainan, 25 ans, qui avoue moins craindre Dieu que la police et surtout la honte que la flagellation pourrait faire subir à sa famille, en cas d’infraction.

Vendredi, midi sonne le départ obligatoire de tous les hommes pour la mosquée. Les rendez-vous sont écourtés. Tout le monde se hâte sur les scooters ou dans les camions. Les flâneurs surpris en dehors du lieu saint à cette heure de grande prière seront punis.

Au loin, on distingue les treillis vert kaki de la police de la charia. Les patrouilles de la Wilayatul Hisbah, la police spéciale, veillent. Elles traquent également les buveurs d’alcool et ceux qui s’adonnent aux jeux d’argent.

Les cinémas ont aussi disparu à Aceh, car ils seraient propices à trop d’intimité entre les sexes. « Certes, mais les gens peuvent regarder les films chez eux confortablement avec leur(s) femme(s) », ironisent le doyen de la faculté de droit islamique, puisque la polygamie est permise par la loi.

Crainte de la radicalisation

Pourtant, avec le tsunami de 2004, la région s’est ouverte, des centaines d’étrangers sont venus au secours des populations sinistrées. Leurs modes de vie et leur liberté ont assoupli l’application de la charia. « La loi est plus tolérante aujourd’hui qu’il y a dix ans, surtout dans les villes », affirme Ibu Nursiti, professeur de droit islamique, en montrant du doigt les rares femmes qui ne portent pas le voile à la terrasse d’un café. « Il y a encore quelques années, lorsqu’une femme n’était pas voilée, on lui rasait les cheveux. »

Sept ans après la catastrophe, les ONG sont parties, les étrangers avec. Les rares assouplissements de la loi coranique semblent avoir été conservés, à l’exception de certaines campagnes reculées, mais les menaces de radicalisation grondent.

Certains partis islamistes souhaitent une loi plus conforme aux préceptes du Prophète. « C’est ce qu’a voulu le Parlement en faisant voter un article qui prévoit l’amputation de la main des voleurs et la lapidation à mort des amants adultères », explique Al Yasa, le père de la charia à Aceh. Le texte n’est aujourd’hui pas applicable car le gouverneur de la province a refusé de le signer. « Mais si un gouverneur plus conservateur est élu, en février prochain, il l’appliquera », prévient Andra, partisan du Golkar, un parti d’opposition libéral.

La population craint la radicalisation de la charia mais elle critique surtout son application injuste et hypocrite. « C’est de notoriété publique que les riches Acehnais vont boire de l’alcool et faire la fête, à Djakarta, ou rencontrer des filles », s’alarme Oum’ati. Une allégation qui se vérifie : dans l’avion qui conduit à la capitale le vendredi soir, les couvre-chefs laissent place à de jolies coiffures et les femmes se repoudrent devant leur miroir de poche.

_____________________

La province d’Aceh

Aceh est une province d’Indonésie, située sur la pointe nord de l’île de Sumatra, qui compte environ quatre millions d’habitants. Elle a été le théâtre d’un conflit long et sanglant entre l’armée et le mouvement séparatiste Gam, créé en 1976 pour dénoncer le partage jugé injuste des richesses naturelles entre le gouvernement central et la province.

Aceh est très proche de l’épicentre du tremblement de terre du 26 décembre 2004, à l’origine d’un tsunami qui a fait environ 190 000 morts dans la province.