La Syrie est à genoux, en ruine, dépecée par un conflit dont l'internationalisation a connu un important coup d'accélérateur, avec la campagne aérienne lancée par les Etats-Unis en août dernier.

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La radiographie de cette lente agonie laisse perplexes les observateurs et esquisse un avenir aux contours incertains. Tandis que Damas parvient à préserver des airs de normalité, implacablement quadrillée par des services de sécurité aussi nombreux que zélés, les villes qui avaient donné le signal de la révolte, en mars 2011, de Deraa à Hama en passant par Homs ou Rastan, sont retombées entre les mains des forces loyalistes, entrées triomphalement dans des agglomérations partiellement rasées et vidées de leurs populations.

Plus de 3 millions de réfugiés, principalement hébergés par les pays limitrophes de la Syrie, auxquels s'ajoutent 6,5 millions de déplacés, fuient de zone en zone, au gré des combats, de la répression, des épidémies ou des pénuries. Tout cela à l'intérieur des frontières du grand champ de bataille qu'est désormais leur patrie.

Dans le Nord-Est syrien, devenu le laboratoire d'un djihadisme inédit, la population reste tiraillée entre les raids du régime, qui recourt au lâcher de barils de TNT, et les nouveaux fous de Dieu du groupe Etat islamique (EI), que les frappes occidentales peinent à neutraliser, même si elles ont empêché la ville syrienne kurde de Kobané de passer sous le contrôle des hordes d'Abou Bakr al-Baghdadi, chef autoproclamé d'un califat aux frontières sans cesse repoussées. Ce dernier a trouvé chez les Kurdes syriens ses plus farouches adversaires militaires, un ennemi bien plus redoutable que l'armée de Bachar el-Assad, pourtant mieux équipée. Les Kurdes ne manqueront pas de se prévaloir de leurs sacrifices s'ils en viennent à réclamer plus d'autonomie, une fois que les armes se seront tues.

Une pornographie de la terreur

Mais Kobané n'est qu'une bataille dans la grande guerre syrienne. Avant elle, des dizaines de batailles ont été perdues, parce que la résistance était orpheline. "Où étaient les forces syriennes libres, l'Occident ou l'ONU lorsque Raqqa est tombée entre les mains de l'Etat islamique en septembre 2013 ?" s'insurge Hadi Salamé, activiste laïque de la première heure, qui a décidé de ne pas fuir sa ville pour révéler au monde, caché derrière un fragile pseudonyme, le martyre quotidien des habitants de ce fief syrien du groupe djihadiste à cheval sur la Syrie et l'Irak.

Depuis sa safe house, désespérément vide après l'arrestation de ses colocataires par les cagoules noires de l'EI, Hadi me décrit, dans une série de courriers qui semblent venus de l'enfer, la vie sous Daech : lapidations de femmes déclarées adultères, décapitations d'activistes jugés "apostats", crucifixions de "traîtres", corps de suppliciés exposés, filmés, bafoués jusqu'après la mort, afin d'étouffer toute velléité d'insoumission. "Avant, on avait les prisons de Bachar el-Assad, maintenant on est dans l'asile de l'Etat islamique", ironise Hadi, sans cacher son épouvante. Une pornographie de la terreur clairement revendiquée et abondamment diffusée par le biais des réseaux sociaux, pour préparer le terrain aux conquêtes fulgurantes de l'organisation terroriste.

Au-delà de Raqqa, c'est sur une grande partie du Nord-Est syrien et de larges pans de territoires irakiens que finiront par flotter les drapeaux noirs de l'Etat islamique, qui détruira, au bulldozer, le poste-frontière entre les deux pays, pour signifier la fin des frontières issues des accords Sykes-Picot. Un Djihadistan conquis, depuis le début de l'année 2014, à coups d'attaques meurtrières et de massacres commis en toute impunité, sous le regard de la communauté internationale, contre les minorités chrétienne et yézidie, mais aussi contre tous ceux qui s'opposent, parmi les sunnites, à cette atroce vision du monde, comme c'est le cas des membres de l'Armée syrienne libre, initialement engagés contre le régime assadien au nom de la démocratie et non sous la bannière du djihad global.

Ce n'est que quand les hordes cagoulées du calife Ibrahim se sont approchées dangereusement des champs pétroliers du Kurdistan irakien que Washington s'est décidé à intervenir par les airs, en août dernier, soit plus de trois ans après le début de la révolte syrienne. Trois années de tueries, durant lesquelles le régime de Bachar el-Assad aura eu toute latitude pour réprimer la population, employant contre elle ses armes chimiques, entre autres crimes de guerre ; et libérant par centaines, dès mai 2011, des salafistes extrémistes, afin de djihadiser la révolte et de discréditer le mouvement de contestation pacifique.

Ces vétérans de l'Irak, longtemps instrumentalisés par le pouvoir assadien pour combattre les forces américaines enlisées dans le bourbier irakien, et renvoyés ensuite dans la redoutable prison de Saydnaya, au nord de Damas, ont été relâchés à l'issue de procès expéditifs, alors que les manifestants du "printemps de Damas" de 2011 étaient, eux, incarcérés, torturés ou tués par milliers.

Certains de ces anciens bagnards dirigent aujourd'hui les groupes djihadistes les plus extrémistes de Syrie, tels que le Front al-Nosra, soutenu à ses débuts par l'Etat islamique en Irak (EII), devenu Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), puis Etat islamique (EI), soit Daech en arabe ou Isis en anglais.

Pour parfaire le travail de sape machiavélique entrepris par le régime d'el-Assad, le terrorisme irakien s'est invité sur la scène syrienne. Le calife de l'Etat islamique, al-Baghdadi, a su exploiter l'interminable conflit syrien, dont le bilan vient de passer le cap des 200 000 morts, pour doper la branche irakienne moribonde du réseau Ben Laden, qu'il commandait avant la révolution syrienne, et la transformer en organisation transnationale.

Des prisons syriennes "usines à terroristes"

Réfugié dans un quartier chrétien de Beyrouth, Maher Esber, activiste démocrate syrien de 34 ans, a passé cinq longues années dans ce bagne de Saydnaya, véritable "usine à terroristes". Délibérément enfermé avec des prisonniers djihadistes qui tentent à plusieurs reprises de le liquider, il assiste, dès le printemps 2011, à la libération massive par les autorités syriennes des plus dangereux détenus salafistes du pénitencier, dont Abou Mohamad al-Joulani, qui fondera, une fois libre, le redoutable Front al-Nosra.

"Le régime d'Assad est le plus grand manipulateur en matière de djihadisme", affirme ce militant, enchaînant cigarette sur cigarette. "Cette soudaine mansuétude avec ces anciens combattants d'Al-Qaeda n'avait qu'un seul but : discréditer les millions de Syriens qui réclamaient pacifiquement la démocratisation du pays."

Pour Maher, et pour beaucoup de Syriens, Kobané, aujourd'hui objet de toutes les attentions, symbolise, comme Raqqa, un triple échec.

Celui de l'Etat islamique, dont l'image d'invincibilité a volé en éclats aux portes de la ville syrienne kurde. Aidée par les raids de la coalition anti-Daech, Kobané résiste depuis trois mois, avec bien plus d'âpreté que n'en ont jamais montré les soldats syriens contre les djihadistes.

Celui de Bachar el-Assad, qui, malgré l'épouvantail islamiste qu'il n'a cessé de brandir tout en l'alimentant, n'a pas réussi à s'imposer auprès du monde libre comme un "moindre mal" ou un allié "incontournable" dans la lutte actuelle contre le terrorisme.

Celui de la communauté internationale, qui, rattrapée par son inaction, en est réduite à bombarder un ennemi insaisissable, sans l'appui au sol, côté syrien, de l'Armée syrienne libre (ASL).

Seule force militaire modérée représentative de la rébellion, l'ASL est gravement affaiblie par son double combat à la fois contre le régime et contre les djihadistes. Elle se vide de ce qu'il lui reste de substance, tandis que les Occidentaux étudient encore, trois ans et demi après le début de la révolte, les moyens "adéquats" pour l'armer efficacement.

Ils doivent, en attendant, mener leur campagne aérienne concomitamment avec les raids de l'armée d'Assad, qui feint d'être l'alliée de l'Occident dans la lutte contre le terrorisme.

La clef du conflit pourrait être à Téhéran

"A Raqqa, les avions de Bachar bombardent le jour et ceux des Américains bombardent la nuit", explique Hadi Salamé, resté dans le fief syrien de l'EI malgré les raids meurtriers qui visent la ville quotidiennement. "On dirait deux alliés brouillés, qui tentent de ne pas se croiser sur le champ de bataille, en l'occurrence au-dessus de nos têtes. La seule différence, c'est que les MiG-21 d'el- Assad ne tuent que des civils à Raqqa!"

En réalité, longtemps épargné par l'armée du régime, le fief de Daech résume à lui seul le drame du peuple syrien, doublement crucifié par la dictature assadienne et par son allié objectif, Daech. "Le monde regarde le doigt, alors que les Syriens lui montraient la lune", lançait récemment un activiste d'Alep menacé par l'EI, lors d'une discussion enflammée sur l'inaction de la communauté internationale. Dès l'hiver 2012, le jeune militant dénonçait, comme nombre d'opposants, les risques d'islamisation de la révolte. Daech a fini d'occulter le combat de toute une population et fait tomber dans l'oubli les crimes de Bachar el-Assad, qui continue à tuer imperturbablement.

Quel avenir attend les Syriens ? Selon le groupe d'activistes Naame Shaam, basé à Amsterdam, ce n'est plus el-Assad qui dirige la Syrie, mais Téhéran.

"Même si Bachar voulait céder, il ne le pourrait pas, car l'Iran a pris le contrôle du pays", affirme son directeur, l'activiste allemand d'origine libanaise Fouad Hamdane. "Le régime syrien n'existe plus. Les Iraniens gèrent tout, et pas seulement militairement. Téhéran ne peut pas se permettre de perdre la carte maîtresse que représente pour elle la Syrie sur l'échiquier régional." Selon l'ONG, la crise syrienne ne connaîtra pas d'issue tant que le dossier du nucléaire iranien ne sera pas réglé.

La Syrie a longtemps utilisé ses voisins afin de marquer des points sur le plan stratégique. Le temps est-il venu pour elle de payer à son tour ?

Le chemin de croix des Syriens serait alors encore très long, les négociations entre Téhéran et les grandes puissances étant, depuis douze ans, sempiternellement prorogées.

Au-delà de ces affirmations, tous les scénarios restent possibles : un interminable statu quo ou un départ précipité d'Assad, qui laisserait derrière lui, en plus du chaos qu'il avait promis, des opposants plus ou moins libéraux et une population résolument divisée. La guerre a engendré de graves fractures confessionnelles. Pour une partie de la majorité sunnite, les chrétiens se sont rendus coupables de complicité avec le régime, par crainte ou par réelle conviction ; tandis que la communauté alaouite, dont est issu le président syrien, s'est vue diabolisée par certains rebelles qui l'accusent de participer massivement à la répression ou de la cautionner par son silence.

Malgré tout, les Syriens se caractérisent par une tradition ancestrale de tolérance et de coexistence. Et ils continuent de résister à l'obscurantisme de Daech, convaincus que le djihadisme et la dictature sont les deux revers d'une même médaille : ils se renforcent mutuellement et ne sauraient être combattus que conjointement.

"Regardez la lune !" pourraient-ils même dire.

Sofia Amara

basée à Beyrouth, est correspondante au Proche-Orient pour différents médias. Première journaliste occidentale entrée en Syrie pour couvrir la révolte, elle a reçu, en 2011, le grand prix Jean-Louis Calderon. En 2014, elle publie un livre remarqué, Infiltrée dans l'enfer syrien (Stock).

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