Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Journaliste à Mediapart

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Billet de blog 2 janvier 2015

Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Journaliste à Mediapart

Un suicide littéraire français

Critique de Soumission suivie d'un long entretien exclusif avec son auteur, Michel Houellebecq.Nous sommes dans sept ans et la France a peur. Le pays est en proie à des troubles mystérieux, des épisodes réguliers de violences urbaines surviennent sur le territoire national, sciemment occultés par les médias. On nous cache tout, on nous dit rien et, dans quelques mois, l’élection présidentielle verra triompher le leader de Fraternité musulmane, un parti créé quelques années plus tôt.

Sylvain Bourmeau

journaliste, producteur de La Suite dans les Idées (France Culture), et professeur associé à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Journaliste à Mediapart

Critique de Soumission suivie d'un long entretien exclusif avec son auteur, Michel Houellebecq.

Nous sommes dans sept ans et la France a peur. Le pays est en proie à des troubles mystérieux, des épisodes réguliers de violences urbaines surviennent sur le territoire national, sciemment occultés par les médias. On nous cache tout, on nous dit rien et, dans quelques mois, l’élection présidentielle verra triompher le leader de Fraternité musulmane, un parti créé quelques années plus tôt. Au soir du 5 juin 2022, au terme d’un troisième tour, le « second » ayant été annulé du fait d’incidents dans de nombreux bureaux de vote, Mohammed Ben Abbes bat très nettement Marine Le Pen grâce au soutien du Parti socialiste et de l’UMP – tiens, ils n’ont pas changé de nom… – et nomme très vite François Bayrou premier ministre.
Du jour au lendemain, dans la rue, les femmes ne s’habillent plus pareil et optent, le plus souvent, pour de longues blouses de coton par dessus leurs pantalons ; fortement encouragées par des allocations familiales boostées, elles quittent massivement le marché du travail, faisant, du même coup, spectaculairement reculer le chômage ; dans les quartiers sensibles, la délinquance disparaît ou presque ; les universités deviennent islamiques et les enseignants non musulmans sont mis à la retraite d’office, sauf à se convertir, se résoudre à la soumission.
Voilà ce que se (com)plaît à imaginer Michel Houellebecq dans son sixième roman, qui paraît le 7 janvier, et relève d’un genre plutôt prisé des éditorialistes politiques de rang Z en mal de best-seller pré-électoral et, beaucoup plus rarement, des grands écrivains y trouvant à exercer, par la farce, leur talent de critique sociale. Avec Soumission (Éditions Flammarion), l’auteur de La Possibilité d’un île se met soudainement et atrocement à ressembler davantage aux premiers qu’aux seconds, accomplissant du même coup ce qu’il faut bien se résoudre à qualifier de véritable suicide littéraire français.
Car l’abjection politique et la faiblesse littéraire apparaissent, comme souvent, indissolublement liées. Roman sec et triste, approximatif, mal documenté, pas dialogique pour un sou et sans une once de poésie – si l’on l’excepte une farandole d’abominables dégoulinades monothéistes variées –, Soumission sonne faux de bout en bout et n’est certainement pas digne de la bibliographie de celui qu’on peut sans doute encore, même après ce livre, considérer comme l’un des écrivains contemporains d’expression française les plus importants.
La littérature est d’abord un mode de connaissance – c’était le sujet central du précédent roman de Houellebecq, La Carte et le territoire, un grand texte sur l’épistémologie spécifique à l’art, sa capacité singulière, complémentaire des autres modes de connaissance, (les sciences sociales, le journalisme, le droit, la philosophie), à représenter le monde, et nous au milieu. Il est donc d’autant plus rageant de voir un écrivain parfaitement au fait, au plan théorique comme pratique, de la nécessité de se forger les bons outils et de formuler les bonnes hypothèses pour être en mesure d’appréhender le monde, sombrer sans retenue dans les délires paranoïdes qui saturent quotidiennement nos écrans de télévision.
(À titre d’illustration, la semaine précédant l’écriture de cet article, il a suffi à chaque fois de quelques heures pour que le prisme islam soit privilégié par les médias et les responsables politiques, lorsqu’il s’est agi d’informer à propos de trois événements survenus à Dijon, Joué-les-Tours et Nantes. Quelques jours plus tard, le prisme faits divers paraît s’imposer, et la coloration islam s’estomper radicalement.)
S’il s’agissait de prendre ces juteux fantasmes épouvantails comme objets, la littérature avait tout à y gagner et notre compréhension du monde avec. Las, de romans-diagnostics écrits au scalpel, Michel Houellebecq passe avec Soumission au roman-symptôme écrit à la cire et truffé d’italiques ridicules en guise de preuves. Il participe (bêtement ?) d’un air du temps rance et explosif qu’il préfère prendre pour argent comptant plutôt que d’en débusquer les enfumeurs et d’en traquer les artificiers.
Si Soumission n’est stricto sensu pas ce qu’on appelle un roman à thèse, il s’en approche lourdement en s’affichant comme un roman à (étrange) hypothèse. En choisissant de placer au cœur de sa fiction une hypothèse – la prise du pouvoir en France par un parti musulman en 2022 – qu’il sait lui-même proprement inimaginable, Michel Houellebecq dramatise. Mais il ne dramatise pas n’importe comment, il ne choisit pas, par exemple, d’imaginer une victoire de Marine Le Pen à l’élection présidentielle de 2022 (ou dès 2017) – ce qu’on peut, hélas, considérer comme imaginable –, il dramatise dans une direction précise, choisissant d’agiter lui-aussi l’épouvantail favori des médias : l’islam. Ce faisant, il accomplit un acte politique tout sauf neutre – n’en déplaise à Alain Finkielkraut en service pré-commandé de défense préventive de ce livre dans Le JDD du 28 décembre.
Soumission s’avère la fausse carte d’un territoire bien réel. Un mauvais plan tiré à partir des colonnes de Causeur ou de Valeurs Actuelles, illustré par les couvertures sordides d’Eléments et parfois celles du Point : une représentation volontairement biaisée du pays dans lequel nous vivons. Même lorsqu’il peint le quartier où il réside, le Chinatown du XIIIe arrondissement parisien, Michel Houellebecq ne parvient pas à s’arracher du cliché rebattu d’une communauté fermée, comme si, de retour d’Irlande, il n’était plus capable de regarder autour de lui, de s’aventurer, par exemple, dans la galerie marchande des Olympiades pour y découvrir ces boutiques qui vendent la crème de la hype des CD de K-pop, d’y observer les petits groupes de jeunes venus du lycée mélangé d’à côté et aussi joyeusement bigarrés et cosmopolites que la France de 2015.
Michel Houellebecq et ses défenseurs auront beau jeu d’affirmer que ce roman ne saurait aucunement être tenu pour islamophobe dès lors que son héros, aussi falot que collabo, finit probablement, suivant son petit confort personnel, par se convertir à l’Islam. Ce type de réponse, qu’on imagine aisément assortie d’un sourire en coin, suffira à mesurer le caractère tordu du dispositif romanesque imaginé. À l’instar de notre espace public de plus en plus envahi de retournements de sens – « bien-pensance », qui renvoyait aux cathos intégristes en est venu, à rebours, à désigner les idées progressistes – ou d’ahurissantes inversions des valeurs – on voudrait nous faire croire que le problème ne serait plus le racisme mais… l’anti-racisme –, ou bien encore de pseudo-clivages vendus comme des fractures – une gauche laïque s’affronterait ainsi à une gauche antiraciste ; il y aurait, d’un côté des racistes et, de l’autre, des antisémites…
On pourrait d’ailleurs soutenir qu’avec ce roman, Michel Houellebecq marche sur la tête : au lieu de critiquer vertement une religion (et toutes les autres) et de défendre néanmoins, dans le même temps et aussi vigoureusement, les droits de celles et ceux qui y croient, il choisit de faire l’éloge de la résignation à cette religion qu’il qualifiait autrefois dans un entretien imbibé de « conne », après avoir pris soin de stigmatiser encore un peu davantage ceux qui y sont de près ou de loin associés (qu’ils soient ou non croyants) en brandissant en hypothèse centrale sa version personnelle du fantasme du « grand remplacement » – substituant à la logique d’immigration de l’inventeur de cette théorie nocive et contagieuse, Renaud Camus, une prétendue et tout aussi immonde logique démographique).
L’air de ne pas y toucher, Michel Houellebecq – qui n’est aucunement un provocateur, et qu’il convient depuis toujours de lire au premier degré – glisse au passage dans Soumission une remarque sur l’irresponsabilité classique des intellectuels français. Se défiant par coquetterie, et contre toute logique au vu de ses écrits, d’être un intellectuel, il revendique une irresponsabilité totale de l’artiste. Cela ne m’empêchera pas de lui redire, la prochaine fois que je le croiserai, combien son dernier roman est dangereux, participant comme beaucoup de choses, petites et grandes, toujours laides, à rendre, par exemple, la vie en France un peu plus désagréable à tous ceux qui portent un prénom arabe ou qui ont la peau noire.
Avant ma lecture de ce roman, nous avions convenu avec Michel Houellebecq qu’il me donnerait son premier entretien à propos de Soumission, à condition qu’il paraisse à l’étranger. Nous nous sommes rencontrés le vendredi 19 décembre dans le bureaux de Flammarion, l’entretien vient d’être publié par The Paris Review, on peut le lire ici
http://www.theparisreview.org/blog/2015/01/02/scare-tactics-michel-houellebecq-on-his-new-book/

Il a également été publié en allemand dans Die Welt ici

http://www.welt.de/kultur/literarischewelt/article135972657/Eine-islamische-Partei-ist-eigentlich-zwingend.html

Et voici la version originale en français.

Pourquoi as tu fait ça ?

Michel Houellebecq – Je pense qu’il y a plusieurs raisons. Je n’aime pas le mot mais j’ai l’impression que c’est mon métier. J’ai constaté de grands changements à mon retour en France, changements qui ne sont pas spécifiquement français d’ailleurs, qui sont occidentaux en général. Etant exilé on ne s’intéresse plus beaucoup à rien en fait, ni à la société d’origine, ni à la société dans laquelle on vit – et, en plus, l’Irlande est un cas un peu particulier. Je pense que la deuxième raison est que mon athéisme n’a pas vraiment résisté à la succession de morts que j’ai connu. Ca m’a apparu insoutenable en fait.

La mort de ton chien, de tes parents ?

Oui, ça fait beaucoup en peu de temps. Ce fut aussi peut-être accentué par le fait que, contrairement à ce que je croyais, je n’étais pas vraiment athée mais vraiment agnostique. En général, ça sert de paravent à l’athéisme mais dans mon cas je crois que non. En réexaminant à la lumière de ce que je sais la question y a t-il un créateur, un ordre cosmique, quelque chose comme ça, je me suis rendu compte que je ne sentais pas capable de répondre en fait.

Alors qu’avant tu avais le sentiment...

J’avais l’impression d’être athée, oui. Là je ne sais vraiment plus. Voilà, je crois que ce sont les deux raisons en fait, la deuxième étant probablement plus lourde que la première.

Comment caractériserais tu ce livre ?

Le mot de politique fiction est pas mal. Je n’ai pas l’impression d’en avoir lu tellement, mais j’en ai lu quand même, plutôt dans la littérature anglaise que française.

Tu penses à quoi ?

En un sens à certains livres de Conrad. De John Buchan aussi. Et puis des livres plus récents, moins bons, s’apparentant au thriller. Le thriller peut s’épanouir dans un cadre de politique fiction, ce n’est pas obligatoirement lié au monde des affaires. Mais il y a une troisième raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, c’est que le début me plaisait bien. J’ai écrit à peu près d’un seul coup du tout début jusqu’à la page 26. Et je trouvais cela très convainquant parce que je m’imagine très bien un étudiant choisissant Huysmans comme ami et lui consacrant sa vie. Cela ne m’est pas arrivé : j’ai lu Huysmans beaucoup plus tard, vers 35 ans je crois, mais ça m’aurait bien plut : ma chambre n’était pas terrible, le restaurant universitaire n’était pas terrible non plus et j’imagine bien ce qu’il aurait pu faire de tout ça. Je pense qu’il aurait pu être un vrai ami pour moi. Et donc, après avoir écrit ça, je n’ai rien fait pendant quelque temps. C’était en janvier 2013, et j’ai du reprendre le texte à l’été 2013. Mais mon projet était très différent au départ. Cela ne devait pas s’appeler Soumission, le premier titre était La Conversion. Et dans mon premier projet le narrateur se convertissait aussi mais au catholicisme. C’est-à-dire qu’il suivait le même parcours que Huysmans, à un siècle de distance : partir du naturalisme pour devenir catholique. Et je n’ai pas réussi à faire ça.

Pourquoi ?

Ca ne marchait pas. A mon avis la scène clé du livre, c’est celle où il regarde pour la dernière fois la vierge noire de Rocamadour, il sent une puissance spirituelle, comme des ondes, et d’un seul coup elle s’éloigne dans le siècle et il redescend vers le parking, solitaire et assez désespéré.

Est-ce une satire ce roman ?

Non. Très partiellement, c’est une satire des journalistes politiques tout au plus, un petit peu des hommes politiques aussi à vrai dire. Mais les personnages principaux, non.

Comment as-tu conçu ce fait de fiction d’un deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022 opposant Marine Le Pen au président d’un parti musulman ?

Bon, Marine Le Pen cela me paraît tout à fait vraisemblable en 2022 – déjà en 2017... Le parti musulman, c’est plus... Là, on touche le point dur en fait. J’ai essayé de me mettre à la place d’un musulman, et je me suis rendu compte qu’ils étaient en réalité dans une situation totalement schizophrénique. Parce que globalement les musulmans ne s’intéressent pas trop aux sujets économiques, leurs grands sujets d’intérêts sont ce qu’on appelle de nos jours les sujets sociétaux. De toute évidence, ils sont très éloignés de la gauche et plus encore des écologistes sur tous ces sujets, il suffit de songer au mariage homosexuel pour comprendre mais c’est pour tout pareil. Et on ne voit vraiment pas pourquoi ils voteraient pour la droite et encore moins pour l’extrême-droite qui les rejette de toute ses forces. Que peut bien faire un musulman qui veut voter ? Il est dans une situation impossible en fait. Il n’est pas représenté du tout. Il serait faux de dire que c’est une religion qui n’a pas de conséquences politiques, elle en a, le catholicisme aussi d’ailleurs, même si les catholiques ont été pas mal rembarrés. Donc, à mon avis un parti musulman est une idée qui s’impose.

Mais de là à imaginer qu’un tel parti puisse se trouver dans sept ans en situation de gagner l’élection présidentielle...

Je suis d’accord, c’est peu vraisemblable. Pour deux raisons en fait. La première, qui est la plus difficile : il faudrait d’abord que les musulmans réussissent à s’entendre entre eux. Il faudrait quelqu’un d’extrêmement intelligent et d’un extraordinaire talent politique, qualités que je donne à mon personnage, Ben Abbes. Mais un extrême talent est, par définition, peu probable. Mais supposons qu’il existe, ce parti pourrait progresser, mais cela prendrait plus de temps. Si l’on considère la manière dont les frères musulmans ont procédé, on voit un maillage du territoire, des associations caritatives, des lieux de culture, des lieux de prières, des centres de vacances, des soins, un peu l’équivalent de ce qu’avait fait le Parti Communiste. A mon avis, dans un pays où la misère va continuer à s’étendre, ça peut convaincre bien au-delà des musulmans « normaux » si je puis dire, parce qu’en plus il n’y a plus de musulmans « normaux » puisqu’on a des conversions de gens qui ne sont pas du tout d’origine maghrébine... Mais un tel processus prendrait plusieurs dizaines d’années. En fait, le sensationnalisme des médias joue un rôle négatif. Par exemple, ils ont adoré l’histoire de ce mec habitant un petit village normand, français on ne peut pas faire plus, même pas une famille désunie, se convertissant et partant faire le djihad en Syrie. Mais on peut raisonnablement supposer que pour un type comme ça il y en a plusieurs dizaines qui se convertissent et ne partent pas du tout faire le djihad en Syrie. Ce n’est pas une partie de plaisir le djihad en Syrie, enfin ça n’intéresse que des gens fortement motivés par la violence, ce qui est forcément une minorité.

On peut aussi se dire que ce qui intéresse ces gens c’est surtout de partir en Syrie, pas vraiment de se convertir.

Je ne crois pas, je crois qu’il y a un réel besoin de Dieu, et que le retour du religieux n’est pas un slogan, c’est une réalité, et que là nous avons atteint une vitesse supplémentaire.

Cette hypothèse est centrale pour ce roman, mais l’on sait qu’elle est battue en brèche depuis longtemps par de nombreux chercheurs qui montrent qu’on assiste en fait à une sécularisation progressive de l’islam, et que la violence et le radicalisme se comprennent comme les derniers soubresauts. C’est la thèse d’Olivier Roy et de beaucoup de gens qui travaillent sur cette question depuis plus de vingt ans.

Ce n’est pas ce que j’ai observé. Il n’y a pas que l’islam qui en profite d’ailleurs, en Amérique du Nord et du Sud ce sont plutôt les évangélistes. Ce n’est pas un phénomène français, c’est quasi mondial. S’agissant de l’Asie, je ne suis pas informé mais le cas de l’Afrique est intéressant parce que là les deux grandes puissances religieuses montent : l’évangélisme et l’islam. Je suis resté comtien dans une large mesure et je ne crois pas qu’une société puisse tenir sans religion.

Mais pourquoi avoir décidé en quelque sorte de « dramatiser » les choses alors même que tu dis que c’est invraisemblable un président musulman élu en 2022 ?

Alors ça, ce doit être mon côté grand public, thriller.

Et ce ne serait pas un côté Zemmour ?

Je ne sais pas, je n’ai pas lu son livre. Qu’est-ce qu’il dit au juste ?

Lui comme un certain nombre d’autres se retrouvent, au-delà de leurs différences, pour dresser un portrait de la France contemporaine qui me paraît largement fantasmatique et dans lequel la menace d’un islam pesant très fort dans la société française est l’une des caractéristiques principales. En dramatisant de la sorte ta fiction, on a le sentiment que tu acceptes comme point de départ et que tu prolonges une description de la France contemporaine qu’on trouve dans les esprits de ces intellectuels-là aujourd’hui.

Je ne sais pas, je ne connais que le titre de son livre (Le Suicide français, NDLR), et ce n’est pas du tout l’impression que j’ai. Je n’ai pas l’impression d’assister à un suicide français. J’ai l’impression pratiquement inverse : l’Europe se suicide et, au milieu de l’Europe, la France se bat désespérément pour survivre. C’est à peu près le seul pays qui se bat pour survivre, c’est le seul pays qui a une démographie permettant sa survie. Se suicider, c’est la démographie, c’est le meilleur moyen efficace de se suicider. Donc la France ne se suicide pas du tout. Par ailleurs, pour les gens se convertir est un espoir pas une menace, ils aspirent à un autre mode de société. Même si je ne crois pas qu’on se convertisse pour des raisons sociales, on se convertit pour des raisons plus profondes. Même si là mon livre me contredit un peu, Huysmans étant le cas typique d’un homme qui se convertit pour des raisons purement esthétiques. Les questions qui agitaient Pascal le laissent vraiment froid, il n’en parle jamais. J’ai presque du mal à m’imaginer quelqu’un d’esthète à ce point. Mais pour lui la beauté fait preuve. La beauté des rimes, des tableaux, de la musique fait preuve de l’existence de Dieu.

Ca nous ramène à la question du suicide puisque Baudelaire disait de lui qu’il n’avait le choix qu’entre le suicide ou la conversion...

Non, c’est Barbey d’Aurevilly qui a fait cette remarque, assez juste d’ailleurs après lecture d’A Rebours. J’ai tout relu en détail et, à la fin, il est vraiment chrétien, c’est étonnant.

Pour revenir à cette dramatisation dont je parlais, elle prend par exemple dans le livre la forme de descriptions très floues et très vagues d’événements qui surviennent sans que l’on sache très bien ce qu’ils sont. On est dans le fantasme là, dans la politique de la peur ?

Peut-être oui. Oui il y a un côté peur. J’utilise le fait de faire peur.

Donc tu utilises le fait de faire peur à propos du fait que l’islam devienne majoritaire dans le pays ?

En fait, on ne sait pas bien de quoi on a peur, si c’est des identitaires ou des musulmans. Tout reste dans l’ombre.

Tu t’es posé la question des effets d’un roman qui contient une hypothèse comme celle- là ?

Aucun. Aucun effet.

Tu ne crois pas que cela va contribuer à renforcer les portraits de la France que j’évoquais et pour lesquels l’islam pèse comme une épée de Damoclès, comme la chose la plus effrayante ?

De toute façon, c’est déjà à peu près la seule chose abordée par les médias, ça ne peut pas être plus. C’est impossible d’en parler plus qu’aujourd’hui, donc cela n’aura aucun effet.

Ce constat ne te donne pas envie d’écrire autre chose ? De ne pas t’inscrire dans ce conformisme ?

Non ça fait partie de mon travail de parler de ce dont les gens parlent, objectivement. Je suis inscrit dans mon temps.

Tu remarques dans ce roman que les intellectuels français ont une propension à ne jamais se sentir responsables mais toi, t’es tu posé la question de ta responsabilité littéraire ?

Mais je ne suis pas un intellectuel. Je ne prends pas parti, je ne défends aucun régime. Je dénie toute responsabilité, je revendique l’irresponsabilité même, carrément. Sauf lorsque je parle de littérature dans mes romans, là je m’engage comme critique littéraire. Mais ce sont les essais qui changent le monde.

Pas les romans ?

Bah oui. Et encore, j’ai l’impression que celui de Zemmour est gros, trop gros. J’ai l’impression que Le Capital était trop gros, c’est plutôt le Manifeste du parti communiste qui a été lu et qui a changé le monde. Rousseau a changé le monde, il savait être percutant à l’occasion. C’est simple, si l’on veut changer le monde, il faut dire : voilà comment est le monde et voilà ce qu’il faut faire, il ne faut pas se perdre dans des considérations romanesques. C’est inefficace.

Mais ce n’est pas à toi que je vais apprendre combien le roman est un outil épistémologique, c’était le sujet de La Carte et le territoire. Là, j’ai le sentiment que tu reprends à ton compte des catégories de descriptions, des oppositions qui sont plus que discutables, qui sont les catégories avec lesquelles fonctionnent la rédaction de Causeur, Alain Finkielkraut, Eric Zemmour, voire Renaud Camus. Par exemple, opposer l’antiracisme et la laïcité.

On ne peut pas nier l’existence d’une contradiction.

Je ne la perçois pas, au contraire les mêmes personnes sont souvent des militants antiracistes et de fervents défenseurs de la laïcité, le tout prenant racine dans la philosophie des Lumières.

Bon, la philosophie des Lumières on peut faire une croix : décès. Un exemple frappant ? La candidate voilée sur la liste Besancenot, voilà un exemple de contradiction. Mais il n’y a pas que les musulmans qui sont dans une situation schizophrène, au niveau de ce qu’on appelle classiquement les valeurs, les gens d’extrême- droite ont plus en commun avec les musulmans qu’avec la gauche. Il y a plus d’opposition foncière entre un musulman et un athée laïc qu’entre un musulman et un catholique. Cela me paraît évident.

Mais je ne comprends pas le lien avec le racisme en l’occurrence...

Effectivement, il n’y en a pas. Objectivement, il n’y en a pas. Quand j’ai été relaxé lors qu procès que l’on me faisait pour racisme, il y a une dizaine d’années, la procureure a fait remarquer légitimement que la religion musulmane n’était pas une appartenance raciale. C’est devenu encore plus évident aujourd’hui. Donc on a étendu le domaine du racisme en inventant le délit d’islamophobie.

Le mot est peut-être mal choisi mais il existe des formes de stigmatisation de groupes ou de catégories de personnes qui sont des formes de racisme...

Ah non, l’islamophobie n’est pas un racisme. S’il y a un truc qui est devenu évident, c’est bien cela.

L’islamophobie sert de paravent à un racisme qui n’est plus dicible parce qu’il tombe sous le coup de la loi.

Je crois que c’est juste faux. Je ne suis pas d’accord.

Autre couple discutable avec lequel tu fonctionnes, l’opposition entre antisémitisme et racisme... On peut au contraire relever combien historiquement les deux sont souvent allés de pair.

Je crois que l’antisémitisme n’a rien à voir avec le racisme. J’ai mis du temps à comprendre l’antisémitisme en fait. La première pensée est de le rapprocher du racisme. Mais qu’est-ce qu’un racisme où une personne ne peut dire si l’autre est juif ou pas juif parce que cela ne se voit pas ? Le racisme c’est plus élémentaire que ça, c’est une couleur de peau différente...

Non parce qu’il y a des racismes culturels depuis longtemps.

Mais là tu emploies les mots au-delà de leur sens. Le racisme c’est simplement ne pas aimer quelqu’un parce qu’il appartient à une autre race, parce qu’il n’a pas la même couleur de peau, les mêmes traits etc. Il ne faut pas donner au mot une extension supérieure.

Mais comme les races n’existent pas d’un point de vue biologique, le racisme est forcément culturel.

Mais ça existe apparemment en tout cas. Evidemment à partir du moment où il y a du métissage... Mais sois de bonne foi Sylvain ! Tu sais très bien qu’un raciste c’est quelqu’un qui n’aime pas quelqu’un d’autre parce qu’il a la peau noire ou parce qu’il a une gueule d’arabe. C’est ça le racisme.

Ou parce qu’il a des mœurs ou une culture...

Non c’est un autre problème, je suis désolé !

Parce qu’il est polygame, par exemple.

Ah ça, on peut être choqué par la polygamie sans être le moins du monde raciste. Ce doit être le cas de pas mal de gens qui ne sont pas le moins du monde racistes. Mais revenons à l’antisémitisme parce qu’on a oublié le sujet. Vu que personne n’a jamais pu deviner si quelqu’un est juif à son apparence, ou son mode de vie même puisque peu de juifs avaient à l’époque où l’antisémitisme s’est vraiment développé un mode de vie juif, qu’est-ce que cela peut bien être ? Ce n’est pas un racisme. Il suffit de lire les textes pour se rendre compte que c’est tout simplement une théorie du complot : il y a des gens cachés qui sont responsables de tous les malheurs du monde, qui complotent contre nous, c’est l’envahisseur. Le monde va mal, c’est les juifs, c’est la finance juive... C’est une théorie du complot.

Mais dans Soumission n’y a t il pas une théorie du complot avec l’idée que le « grand remplacement », comme dit Renaud Camus, est à l’œuvre, que les musulmans vont prendre le pouvoir...

Je connais mal la thèse du grand remplacement mais apparemment c’est plutôt racial. Or là non, il n’est pas fait mention d’immigration. Ce n’est pas le sujet.

Ce n’est pas forcément racial, ce peut être religieux. En l’occurrence, il y a remplacement de la religion catholique par l’islam.

Non. Il y a une destruction de la philosophie issue du siècle des Lumières, qui n’a plus de sens pour personne, ou pour très peu de gens. Le catholicisme lui se porte plutôt bien. Je maintiens assez positivement qu’une entente entre catholiques et musulmans est possible, cela s’est déjà vu. Cela peut se reproduire.

Toi qui es devenu agnostique, tu la vois plutôt d’un bon œil cette destruction de la philosophie issue des Lumières ?

Oui. Ca devait arriver, et autant que ça arrive maintenant. Là, je suis à nouveau Comtien. Nous étions dans ce qu’il appelle la phase métaphysique, qui a démarré au Moyen-âge et qui avait pour unique but de détruire la phase antérieure. En elle-même, elle ne peut rien produire, que du néant et du malheur. Donc, oui je suis hostile à cette philosophie issue des Lumières, il faut le dire clairement, nettement.

Pourquoi avoir choisi de situer le roman dans le monde de l’université ? Précisément par qu’elle incarne ce siècle des Lumières ?

Je peux répondre que je ne sais pas ? Parce que je crois que c’est la réalité en fait. La vérité c’est que je voulais qu’il ait une très longue relation avec Huysmans, d’où l’idée d’en faire un universitaire.

Le fait d’écrire le roman à la première personne s’est imposé d’emblée ?

Oui parce que c’était un jeu avec Huysmans. C’était comme ça dès les premières phrases.

Il y a une dimension d’autoportrait encore une fois avec ce personnage, pas totale mais... il y a la mort des parents, par exemple.

Oui, j’utilise des choses même si dans le détail tout est vraiment différent. Ce n’est jamais des autoportraits mais ce sont toujours des projections. Par exemple, si j’avais lu Huysmans jeune, si j’avais fait des études de lettres et que j’étais devenu prof d’université. Je m’imagine des vies que je n’ai pas eues.

Mais en laissant des événements vécus s’insérer dans ces vies fictives.

J’utilise des moments qui me frappent dans la vie, oui. Mais j’ai tendance à transposer de plus en plus. Là ce qu’il reste de la réalité, c’est juste l’élément théorique « mort du père » mais tout est différent en fait. Mon père était très différent de ce type, la mort ne s’est pas du tout passée comme ça. C’est la vie qui me confronte à des thèmes en fait.

En écrivant ce roman tu t’es vécu comme un Cassandre au sens propre, puisque tu fais dans le roman une explication de texte sur ce qu’est vraiment un Cassandre...

On ne peut pas vraiment qualifier ce livre de prédiction pessimiste. Au bout du compte cela ne se passe pas si mal en fait.

Pas si mal pour les hommes, pour les femmes c’est un peu...

Oui, ça c’est un autre problème. Mais je trouve que le projet de reconstitution de l’Empire romain n’est pas con, recentrer l’Europe sur le Sud, ça peut donner sens à ce truc, qui n’en a pas à l’heure actuelle. Politiquement, on peut parler de forte acceptation, ce n’est pas une catastrophe en fait.

Le livre est extraordinairement triste pourtant.

Oui une tristesse sous-jacente très forte. A mon avis l’ambiguïté culmine dans la dernière phrase : « Je n’aurais rien à regretter », on peut comprendre exactement l’inverse, en fait. Il a deux choses à regretter : Myriam et la vierge noire. Disons que cela n’a pas tourné comme ça. Ce qui rend le livre triste, c’est une sorte d’ambiance de résignation.

Comment perçois-tu la place de ce roman par rapport à tes livres antérieurs ?

Disons que j’ai fait quelques trucs que je voulais faire depuis longtemps et que je n’avais jamais faits. Comme avoir un personnage très important mais qu’on ne voit jamais, Ben Abbes en l’occurrence. Je pense aussi que c’est la fin de relation amoureuse la plus désolante que j’ai jamais écrit parce que c’est la plus banale : loin des yeux loin du cœur. Il y avait des sentiments. De manière générale, il y a un sentiment d’entropie encore plus fort que dans mes autres livres. Un côté crépuscule morne qui donne à ce livre un ton assez triste. Par exemple, si le catholicisme ne marche pas, c’est que ça a déjà servi, ça paraît appartenir au passé, ça s’est défait. L’islam a une image à venir. Pourquoi la Nation ça ne marche pas ? Parce qu’on en a trop abusé.

Il n’y a plus la moindre trace de romantisme, sans parler de lyrisme. On est passé dans le décadentisme.

C’est vrai, le fait de démarrer sur Huysmans a sûrement joué un rôle. Huysmans ne pouvait plus revenir au romantisme mais il pouvait encore se convertir au catholicisme. Le point commun le plus clair avec mes autres romans, c’est l’idée qu’une religion quelconque est nécessaire. C’est présent dans beaucoup de mes livres. Là de nouveau, sauf que c’est une religion existante.

Jusque-là on pouvait davantage penser à une religion au sens d’Auguste Comte.

Auguste Comte a tenté en vain d’en créer une et, en effet, j’ai plusieurs fois des créations de religions dans mes livres. La différence, c’est que là elle existe vraiment.

Quelle est la place de l’humour dans le livre ?

Il y a des personnages comiques de temps à autre. J’ai l’impression qu’elle est à peu près la même que d’habitude en fait. Il y autant de personnages ridicules.

On a peu parlé des femmes, tu vas encore t’attirer des critiques sur ce terrain-là...

C’est sûr qu’une féministe ne peut qu’être atterrée par ce livre. Mais je n’y peux rien.

Pourtant tu avais été choqué qu’Extension du domaine de la lutte puisse être considéré comme un livre misogyne. Mais là tu aggraves ton cas.

Je ne me trouve toujours pas misogyne, en fait. Je dirais que ce n’est pas le plus grave à la limite. Là où j’aggrave vraiment mon cas, c’est en exposant que le féminisme est démographiquement condamné. Donc l’idée sous-jacente et qui peut déplaire que finalement l’idéologie ne pèse pas lourd par rapport à la démographie.

Ce n’est pas une provocation ce livre ?

Je procède à une accélération de l’histoire mais non je ne peux pas dire que c’est une provocation dans la mesure où je ne dis pas de choses que je pense foncièrement fausses juste pour énerver. Je condense une évolution à mon avis vraisemblable.

Et tu as anticipé des réactions à la publication en écrivant ou en relisant ?

Non je n’anticipe toujours pas vraiment d’ailleurs.

On pourrait s’étonner que tu aies décidé d’aller dans cette direction alors que le roman précédent était celui du triomphe, que les critiques s’étaient tues.

La vraie réponse c’est que je n’ai pas franchement décidé. Au départ c’est une conversion au catholicisme qui devait avoir lieu.

N’y a t-il pas quelque chose de désespéré dans ce geste qui n’est pas vraiment décidé ?

Le désespoir, c’est l’adieu à une civilisation quand même ancienne. Mais au fond le Coran c’est plutôt mieux que je ne pensais, après relecture – après lecture plutôt. La conclusion la plus évidente c’est que les djihadistes sont de mauvais musulmans. Evidemment, comme dans tout texte religieux, il y a des marges d’interprétation, mais une lecture honnête conclut que la guerre sainte d’agression n’est en principe pas autorisée, la prédication est seule valide. Donc on peut dire que j’ai un peu changé d’avis. C’est pour cela que je n’ai pas l’impression d’être dans la situation de la peur. J’ai plutôt l’impression qu’on peut s’arranger. Les féministes, elles, ne le pourront pas, pour être tout à fait honnête. Mais moi et pas mal de gens, oui.

On peut remplacer féministes par femmes, non ?

Non, on ne peut pas remplacer féministes par femmes. On ne peut vraiment pas, non. Je signale qu’il y a des conversions féminines aussi.