“Les caricatures, dans l’histoire de la République, ont toujours bénéficié d’une grande tolérance”

Plasticages, menaces… La presse française a régulièrement été confrontée à des intimidations, mais jamais à une telle attaque explique l'historien Christian Delporte.

Par Propos recueillis par Gilles Heuré

Publié le 09 janvier 2015 à 12h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h27

Avec un bilan à ce jour de 12 morts et 11 blessés, l'attaque à l'arme automatique contre l'hebdomadaire Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, est un coup porté à la presse française d'une gravité sans précédent. L'historien Christian Delporte, spécialiste des médias, revient sur les menaces, intimidations et attentats qui ont jalonné l'histoire du journalisme dans notre pays et sur la place très particulière qu'y tiennent la caricature et la presse satirique.

Quels sont les attentats contre les médias, journaux quotidiens ou hebdo, dans l’histoire contemporaine, qui ont pu revêtir une signification politique d’une telle importance ?
Il n’y a rien d’équivalent dans l’histoire de la presse. Au mieux, on pourrait évoquer les attentats commis par l’OAS, surtout entre février et mai 1961, ce qu’Albert Bayet, patron de la Fédération de presse avait appelé la « dictature du plastic ». La liste est longue des journaux victimes de plasticage (en métropole et en Algérie) : Le Monde, Le Méridional, France-Observateur, Patriote de Nice, Progrès de Lyon, librairie de Témoignage chrétien. Les attentats visaient aussi les domiciles des journalistes (Brisson, Gabriel-Robinet, Beuve-Méry, Lazareff, Ferniot, etc.). Mais outre qu’il y eut peu de victimes « physiques » (à quelques exceptions, comme Jean Oudinot, de la RTF d’Alger), les attentats ne visaient pas seulement la presse, ni un journal en particulier.

Quelles formes de solidarité se sont manifestées de la part des confrères ou hommes politiques lors de telles atteintes à la liberté de la presse ?
Dans le cas de l’OAS, les journalistes ont créé des « comités de vigilance » (au-delà des divergences politiques ou idéologiques), ont aidé les rédactions des journaux proches ou concurrents à redémarrer, à poursuivre leur édition. Les imprimeurs ont joué à cet égard un rôle important. La chaîne de solidarité, dans ces circonstances, fait renaître la « grande famille » de la presse, au nom de la défense de la liberté d’expression.
 
Pensez-vous que les caricatures deviennent des victimes désignées et quelles forces ont-elles encore dans les journaux malgré la multiplication des images sur tous les supports ?
Les caricatures, dans l’histoire de la République, ont toujours bénéficié d’une grande tolérance (sauf dans des cas précis, comme l’outrage aux bonnes mœurs et les charges antimilitaristes : Cabu en savait quelque chose !). Dans l’ensemble, les tribunaux ont toujours considéré que condamner l’humour serait une grave atteinte à la liberté d’expression. Rares sont les hommes politiques (même traînés dans la boue par la caricature d’extrême droite, comme Blum) qui ont poursuivi des journaux pour des caricatures. Ici, la rupture est totale, car nous ne sommes plus dans le jeu de la démocratie et de la république laïque (blasphème, interdiction de l’image du Prophète). Du coup, la caricature est victime d’une double condamnation, comme charge et comme image. Et j’ajouterai parce qu’elle est éminemment populaire (compréhensible par tous).

 

Cabu et Bernard Maris au moment du bouclage chez Charlie Hebdo, 2007

Cabu et Bernard Maris au moment du bouclage chez Charlie Hebdo, 2007 Photo : Thomas Samson/GAMMA

 

L’âge d’or de la caricature (débuté sous le Second Empire) est bien éloigné : le symbole en est la première disparition de Charlie fin 1981. Le dessin est à l’état résiduel dans les journaux, concurrencé par les photos (il faut dire aussi que les patrons de presse ont toujours fait de la résistance…). Mais l’esprit de dérision politique est toujours là, des Guignols de l’info au Gorafi. La question est celle de la viabilité d’un journal fondé sur la caricature, comme Charlie (dans la tradition de l’Assiette au beurre) qui a toujours refusé la logique marchande (annonceurs). Avant la tragédie, il était dans une situation financière délicate, faute d’un nombre suffisant de lecteurs (et d’abonnés !). Même s’il continue, sous l’effet de l’émotion et du symbole, pourra-t-il durer ? Qu’en sera-t-il l’émotion retombée ? Des « journaux à dessins » sont une spécificité française qui remonte au XIXe siècle, mais la logique historique et commerciale d’aujourd’hui les condamne.

Christian Delporte est professeur des universités, vice-président du Conseil académique, chargé de la commission recherche, vice-président à la Recherche et au Développement scientifique à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.

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