Je suis de la «génération terrorisée»

Quand mon grand-père est décédé, il y a quelques mois à Annaba, nous avons fait le tri dans ses affaires. Dans un tiroir, j’ai retrouvé une lettre que j’avais écrite en 1993. J’avais sept ans et je m’adressais à ma tante. «Je sais que tu vas avoir des bébés et je sais que c’est la guerre», lui disais-je. Un an auparavant, à quelques centaines de mètres de sa maison, le président algérien Mohamed Boudiaf était assassiné. Mon oncle, son mari, était dans la salle quand le coup est parti. Blessé dans la bousculade. Nous, nous étions épargnés. Ma mère nous avait installés dans la Tunisie voisine, celle de Ben Ali. Dictatoriale mais épargnée par la guerre civile. Tous les étés, acte de courage, de résistance, nous allions rendre visite aux grands-parents, aux oncles, aux tantes, aux cousins. De cette période, je garde des souvenirs mitigés. Du bonheur, beaucoup de bonheur, de (re)voir les miens vivants, été après été. Une angoisse existentielle aussi. La crainte, aussitôt rentrée à Tunis, de recevoir un coup de fil macabre. Les attentats quasi-quotidiens de l’autre côté de la frontière. Les assassinats ciblés. Pendant dix ans, des membres de ma famille ont dormi sur des matelas, dans un couloir, loin des fenêtres : le souffle des bombes faisait voler en éclat les fenêtres. Et puis il y eut le détournement de l’Airbus en 1994, les attentats du RER B en 1995, l’assassinat des moines de Tibhérine en 1996, les massacres de Thalit et Bentalha en 1997, le 11 Septembre 2001 à New York, l’explosion à la synagogue de Djerba en Tunisie en 2002, l’attaque à Madrid en 2004, à Londres en 2005, une voiture piégée lancée contre le Palais du gouvernement à Alger en 2007, la prise d’otages à In Amenas en 2013, des djihadistes qui depuis se sont emparés du Mont Chaambi en Tunisie… La violence a bercé mon enfance, ma vie. Biberonnée aux drames, je pensais être immunisée. Entre temps, j’ai déménagé à Alger. Je suis correspondante de presse française. Depuis un an et demi, je découvre une «génération terrorisée.» C’est un chauffeur de taxi qui vous raconte que prendre un client, c’était comme jouer à la roulette russe : «Si c’était un gendarme et que je tombais sur des terroristes, j’étais mort. Si c’était un terroriste et que je tombais sur des gendarmes, j’étais mort.» C’est un étudiant qui se souvient de ces corps décapités qu’il a croisés, enfant, sur le chemin de l’école. Un ami qui tremble encore en se remémorant cette fois où un groupe armé l’a dépouillé en pleine forêt avant de le laisser repartir. Un voisin qui vous rappelle comme on avait peur des faux barrages routiers. Un ministre qui vous pleure dans les bras en confiant que lui aussi craint toujours les coups de fils nocturnes. C’est un collègue qui égrène le nom des journalistes, une centaine, exécutés par des barbares pendant la décennie noire. Je pensais être immunisée. Et puis il y eut l’assassinat d’Hervé Gourdel. Des pleurs et des crises de nerf entre deux papiers. Les autres correspondants dans le même état que le mien. Une terrible nausée. La même qu’aujourd’hui, en pensant que douze personnes sont mortes parce qu’elles croyaient dans la liberté. Je me sens triplement violée aujourd’hui. En tant que Française républicaine, en tant qu’Algérienne héritière d’une lourde histoire contre l’atrocité, en tant que musulmane laïque. A vrai dire, je n’arrive toujours pas à réaliser que Charb, Elsa, Franck, Ahmed, Frédéric, Michel, Mustapha, Honoré, Tignous, Bernard, Wolinski et Cabu sont morts. J’ai mis plusieurs jours à comprendre, aussi, pour Hervé. J’ai beau avoir grandi avec le fondamentalisme islamiste, je n’arrive toujours pas à accepter le dévoiement de la religion pour justifier l’inhumanité. Certes, je suis de la «génération terrorisée.» Mais je ne me soumettrai pas. Jamais.
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