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Reportage

Marche républicaine : «Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas été si fiers d’être Français»

Fusillade meurtrière à «Charlie Hebdo»dossier
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par LIBERATION
publié le 11 janvier 2015 à 14h46
(mis à jour le 11 janvier 2015 à 20h21)

Ils se sont massés comme un seul homme deux heures avant le début de la manifestation place de la République, noire de colère, de révolte, de recueillement. Les plus intrépides ont escaladé la monumentale statue, et chauffent la foule: «Vous êtes qui?» «Vous êtes Charlie!», «On n' a pas peur!», «La France n'a pas peur!» La foule massée entonne les slogans, chante la Marseillaise à tue-tête, observe des minutes de silence. Au pied de la Statue, allégorie de la République, des manifestants déposent encore des bougies, des roses, des tulipes, des croquis des petits mots, comme «Max et Louise sont Charlie». Certains prennent la pose avec leur message. Comme Nora, 48 ans, assistante maternelle «Père musulman, mère catholique, je suis humaine».

Cécile, 70 ans, athée, a aussi rédigé son texte: «Vos assassins ont été tués, dormez en paix. On vous aime, je suis Charlie». A ses côtés, Eric, 55 ans, au chômage, explique: «Je suis juif. J'espère que les musulmans sont là avec nous. Ils doivent devenir le fer de lance de la république». Fathia, 48 ans, opine: «Je suis venue pour dire que je suis une citoyenne, que je défends le droit, en aucun cas les assassins». Ils sont venus, mélangés, avec leur banderole: «Non au fanatisme», «Touche pas à ma France», «Liberté». Et puis il y a cet enfant qui a fait sa pancarte: «Quand je serai grand, je serai Charlie».

«Maintenant que je suis là, ça va»

Le soleil brille à Paris, une belle journée d'hiver. Parmi les manifestants, beaucoup sont peu habitués des cortèges, et à vrai dire, sont «un peu flippés». Comme Karen, la petite trentaine, prof de sciences physiques dans un lycée de l'Oise, et rencontrée ce matin dans le train qui vient de Chantilly. C'est sa première manif, elle est très impressionnée, avoue avoir peur de la foule, mais avoir eu le sentiment de devoir venir absolument. «Le fait que ce soit des gens qui dessinent, qui ont juste un crayon, ça m'a paru complètement dingue. Alors oui, j'ai peur, très peur, mais je viens quand même.» Lydia, 19 ans, étudiante à Reims, a longtemps hésité aussi. «J'avais un peu peur. Mais ne pas venir, c'était donner raison aux terroristes. Maintenant que je suis ici, ça va. Je suis juste émue de voir tant de monde.»

Place de la République, Françoise, une Parisienne de 58 ans, est venue armée. Une pancarte bricolée avec les dessins de ses petits enfants. «Le plus petit a 18 mois, le grand, 6 ans. Tout au bout, ils ont dessiné un ballon : c'est le monde entier pour eux. Pour dire que toutes les nations doivent être unies, qu'on doit tous se rassembler pour un monde meilleur. Pourquoi tout cela est arrivé ? Les politiques doivent s'interroger sur l'avenir de cette jeunesse qui n'a plus d'espoir. C'est à cause de cela qu'on a basculé dans la violence.»

«Si aujourd’hui on reste dans notre fauteuil, c’est fini»

Jean-Claude, retraité des usines Peugeot à Poissy, a du mal à quitter des yeux la statue de la place de la République. Il est ému mais il se reprend: «Dans la manif, il y a des moments où on a la gorge serrée mais c'était des humoristes, il n'aimeraient pas un truc trop lourd et triste.» Il ne lisait pas souvent Charlie Hebdo mais est venu, avec sa femme, pour le principe: «Faut pas museler la presse. Je ne suis pas plus courageux qu'un autre mais je suis venu dire qu'on nous fera pas taire comme ça. Si aujourd'hui on reste dans notre fauteuil, c'est fini.»

13h25, sur un praticable réservé aux caméras, Pierre Laurent, le patron du PCF attend de passer sur BFM-TV et se montre soulagé de la réponse du «peuple français». «Le fait nouveau de ces derniers jours aura été l'émergence d'une parole citoyenne, populaire, extrêmement massive», dit-il à Libération.

Au croisement rue Oberkampf et boulevard Voltaire, on tombe sur Franck. Il n'a rien trouvé de mieux que de venir de Gif-sur-Yvette, dans l'Essonne… en vélo couché. «Ça ne va pas être pratique» pour la marche. «Acheteur occasionnel» de Charlie Hebdo, il se marre en lisant un numéro de 2004, et notamment une double page sur l'affaire d'Outreau.

Repérée dans le cortège, cette affiche: «Je suis musulman, pas terroriste». Un peu plus loin, celle-là, suspendue à la statue de la place de la République, à côté d’une flopée de drapeaux bleu-blanc-rouge: «faites l’humour, pas la guerre». Et aussi: «les cons ça ose tout», «Charlie je pense donc je suis». «Je n’étais pas assez Charlie». Léo, lui, trimballe son écriteau «Je suis Charlie», avec au dos «je suis célibataire» et son 06.

15 heures et des brouettes. Les chefs d’État, dans cinq cars, viennent d’arriver au point de rassemblement à l’angle du Boulevard Voltaire et de la rue du Chemin Vert, dans le XIe arrondissement. Ils se mettent en marche. Boulevard Voltaire, des centaines de personnes sont bloquées derrière les barrières depuis des plombes déjà. Ils entonnent en coeur: «laissez-nous marcher, laissez-nous marcher».

Rue Béranger, à deux pas de la place de la République, c'est bouché aussi. « C'est comme un match de foot, compare une quinquagénaire qui piétine dans la foule, on ne sait pas si on va arriver dans le stade». Certains profitent de l'inertie pour prendre des photos, d'autres d'écouter les dernières infos concernant la manifestation, à l'aide de radios portatives ou de leurs smartphones – lorsque le réseau le permet. Les CRS présents réorientent une partie de la foule vers le boulevard Beaumarchais pour rejoindre directement Nation. Mais certains veulent à tout prix rejoindre la place de la République. « A quoi ça sert de rejoindre directement Nation ?, bougonne Pascale, 41 ans accompagnée de trois de ses amies. Nous, on veut emprunter le vrai parcours ! ». Christelle, 37 ans, l'une de ses amies: «C'est un moment historique, presque la marche pour les droits civiques de Martin Luther King, non? »

A l'approche de la place de la République: «Un malaise ! Laissez passer !» Et une longue file de faux malades passe sous notre nez.

«J’ai peur que cette union nationale ne soit qu’éphémère»

(Photo Edouard Caupeil. Libération)

Laurent et Maric, venus de Houilles, dans les Yvelines regardent la foule avec fierté: «C'est une grosse surprise qu'il y ait une telle union tous milieux et générations confondus. Cela faisait longtemps qu'on n'avait pas été si fiers d'être Français.»

«C'est la liberté qui a été bafouée cette semaine, clame Claude Le Cargasson, 63 ans, un «banlieusard» (il vient de Seine-et-Marne). Et c'est la beauté de la France qui se manifeste aujourd'hui. Cela fait déjà un moment que je dis à mes amis musulmans- des musulmans "normaux" si je puis dire-, qu'on ne les entend pas assez. Ils sont pour la paix, pour l'humain, mais ils ne le disent pas», regrette-t-il. S'il juge que les politiques ont «bien réagi», en étant près du peuple, il est quand même inquiet : «L'Union nationale n'est pas facile. J'ai peur que ce ne soit qu'éphémère, qu'on retrouve rapidement nos vieux anathèmes, qu'on oublie l'être humain et qu'on se livre à des amalgames.»

Mamadou et Lassana, deux frères ouvriers du bâtiment de Montreuil, racontent: «Je ne suis pas allé à la mosquée vendredi par peur, peur des amalgames, de la suite. On est là aujourd'hui pour dire que ceux qui ont fait ça, ce sont des barbares, pas des musulmans.» Annick, 55 ans est enseignante en maternelle. «Mon école est à Sarcelles. Là-bas, on sent déjà une crainte des populations musulmane et juive. Elles se sentent agressées quand il y a des drames comme celui-là.» Elle ne fait pas partie des lecteurs de Charlie Hebdo, mais, c'est décidé, elle va s'abonner.

Jean-Luc, consultant dans la coopération Nord-sud, attend les politiques au tournant: «La classe politique est dépassée. Aujourd'hui, je suis venu me faire du bien, me réconforter, mais c'est demain que ça commence, il faudra mettre des mots sur le problème.»

Marie-Louise, 89 ans, «certainement ma dernière manifestation»

A 18 heures, la place de la Nation n'a pas désempli. «On va rester, voir ce qui se passe», commence Guillaume. «La place est pleine, poursuit Thierry, c'est un symbole fort, un moment important.» Carole veut rester encore, «ça me fait penser à le coupe du Monde 98, ça fait longtemps que je n'avais pas ressenti une émotion aussi forte.»

En fin de journée, on entend surtout les lycéens et les étudiants chantant à tue-tête la marseillaise. Ils ont pris la place des petits vieux, présents plus tôt dans l'après-midi place de la Nation. Tous racontent qu'ils n'auraient manqué pour rien au monde ce rassemblement. Mais comme ils ne se sentaient pas non plus de crapahuter tout le parcours, ils sont tout de suite venus au lieu d'arrivée. Marie-Louise, 79 ans, est en larmes: «C'est certainement ma dernière manifestation. Ce sont mes tripes qui parlent aujourd'hui. Vous savez, je me suis beaucoup mobilisée dans le passé, souvent contre. Cette fois, c'est pour la vie.» Fabia, 90 ans, «pleure depuis trois jours. J'ai toutes les maladies du monde, j'ai été opérée 16 fois, j'ai de l'arthrose mais là, je ne me voyais pas être ailleurs qu'ici.» Pareil pour Lucette, 81 ans, qui est allée à la messe avec son badge «Je suis Charlie», et peste encore contre ses copines qui n'ont pas voulu venir de peur d'être bousculées. «On peut toujours se trouver des excuses.» Elle, y était.

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