Le désarroi des profs depuis les attentats

Refus d'élèves de participer à la minute de silence, provocations alors que se multiplient manifestations de solidarité et d'hommage aux victimes des attentats qui ont endeuillé la France... Face à ces réactions d'ados «anti-Charlie» et qui le re

Le désarroi des profs depuis les attentats

    C'est dans les établissements scolaires que la belle unité nationale affichée depuis près d'une semaine à la suite des trois attentats qui ont fait 17 victimes est en train de se fissurer. Alors que pour la première fois depuis les actes terroristes la ministre de l'Education nationale, Najet Vallaud-Belkacem s'est exprimée mercredi à l'Assemblée, soulignant le rôle essentiel de l'école notamment dans la lutte contre l'apologie du terrorisme, nombre d'enseignants se sentent démunis. Nous sommes allés à leur rencontre. Ils témoignent.

    « Que je sois d'origine algérienne facilite la discussion »

    Rachid Djouadi,

    professeur d'économie et de gestion au lycée polyvalent Gutenberg à Créteil (Val-de-Marne).

    La semaine dernière, « c'était compliqué de faire cours » pour Rachid Djouadi. « Les élèves étaient connectés en permanence sur leur smartphone pour suivre l'actualité. C'était alors une nécessité d'en parler », explique cet enseignant de 49 ans. Il a d'abord écouté son auditoire, une classe de 1re avec une majorité de filles. « Il y a des élèves qui disent, souvent sous la forme de blague, qu'ils comprennent pourquoi les terroristes en sont arrivés à une telle violence et que les caricaturistes de Charlie Hebdo l'ont mérité. D'autres qui s'étonnent qu'on répète qu'il faut respecter la liberté d'expression alors que Dieudonné ne peut pas dire ce qu'il veut. Il y a aussi ceux qui mélangent tout, qui se demandent, dans des réactions épidermiques, pourquoi on ne fait rien pour la Palestine alors qu'il y a aussi des morts là-bas », décrit-il.

    Il a constaté qu'il y avait « peu de voix » pour dénoncer ouvertement les crimes des trois terroristes. « Victimes des phénomènes de groupe, ceux qui ne sont pas d'accord préfèrent se taire », observe-t-il.

    Face aux dérapages, ce prof qui sait se faire respecter ne s'énerve pas ni ne sanctionne, il argumente. « Je vais sur le terrain spirituel, même si je ne suis pas pratiquant. Je rappelle les fondamentaux du Coran, sa nature généreuse. Il est de mon devoir de prôner la tolérance et le vivre-ensemble. Les élèves ont besoin de connaître mon point de vue. Certains m'ont directement interpellé : "Et vous monsieur, en tant que musulman, qu'est-ce que vous en pensezâ???" Le fait que je sois d'origine algérienne facilite la discussion », reconnaît ce laïc de culture musulmane.

    Lui a choisi d'aborder le sujet en classe. « Mais pour certains de mes collègues, ça devient problématique. Ils se demandent s'il est judicieux d'ouvrir le débat si c'est pour entendre, au final, des paroles haineuses », souligne-t-il. Pour lutter contre les dérives à l'avenir, il faut, selon lui, «un gros travail d'éducation à la citoyenneté ». « Cela passe, en partie, par un enseignement du fait religieux, ça devrait être dans tous les programmes », répète-t-il.

    « J'en entends des horreursâ??! »

    François*, prof dans un établissement parisien.

    Quand il a surpris des élèves en train de consulter des sites d'armes de guerre, vendredi en pleine prise d'otages à Hyper Cacher, François*

    a coupé le courant de la salle d'informatique. « Je ne me voyais pas m'embarquer dans une leçon de moraleâ?¦ » Cet enseignant a perdu peu à peu ses illusions, au point de ne plus prendre la peine de signaler systématiquement les multiples incidents. « Je n'en rédige que lorsqu'il y a bagarre, violence physique. » Ne pas relever les provocations, c'est éviter de perdre des heures en palabres vaines, ne pas risquer aussi l'incident bien plus grave.

    Alors, depuis le 7 janvier, François évite d'ouvrir le débat, même s'il a entendu ces derniers jours bien des horreurs. « Les journalistes, s'il faut les buter pour qu'ils ferment leur gueuleâ?¦ Maintenant, on est tranquilles. » « Hitler, il aurait dû tous les tuer. » Vendredi, une meneuse s'est fendue d'une quenelle. Il y a aussi tous ceux qui ne comprennent pas « pourquoi on dit à Dieudonné de la fermer alors qu'on laisse les journalistes parler ». « Quand j'ai le cÅ?ur et la force d'avoir de la repartie, je fais de l'humour, ça désamorce les tensions, il n'y a que ça qui les arrête, mais c'est épuisant. »

    « Un mur d'incompréhension »

    Patrick, 50 ans, prof d'histoire dans un lycée de ZEP en banlieue

    Des refus de « faire la minute de silence », des réflexions comme «Je ne suis pas Charlie », « On est les frères Kouachi », « On va finir

    le boulot »â?¦ Patrick a dû faire face à ces remarques dans certaines classes ces derniers jours. « Il y a une forme de provocation et d'intox, mais il y a aussi une partie de ces discours qui sont installés depuis longtemps. Lors de l'affaire Merah, des élèves m'avaient dit que c'était leur héros. J'essaie aujourd'hui d'allumer des contre-feux en leur demandant comment ils réagiraient si des musulmans étaient pris pour cible dans un magasin à cause de leur religion, mais j'ai l'impression d'être face à un mur d'incompréhension. Beaucoup sont d'une intolérance absolue. Il y a du coup des sujets qu'on ne peut plus aborder.»

    «Les discours ont commencé à déraper il y a une dizaine d'années et ça s'est accéléré depuis cinq ans. Désormais, certains me demandent quelle est ma religion, comme s'ils avaient besoin de me mettre dans une case. C'est très inquiétant. Je suis d'accord pour prendre ma part de responsabilité, mais je regrette la lâcheté des pouvoirs publics et de la hiérarchie qui nous laissent seuls face à ces questions brûlantes. »

    « A la fin du cours, ils m'ont remerciée »

    Gaëlle, professeur d'histoire à Argenteuil (Val-d'Oise)

    « J'ai trouvé important d'en parler avec chacune de mes classes dans mon lycée où la majorité des élèves est musulmane. Et avec la première classe, une 2de, j'ai essuyé des remarques. Certains ont déclaré qu'ils ne feraient pas la minute de silence. A quoi j'ai répondu que refuser, c'était ne pas reconnaître la mémoire des victimes, que l'on soutienne le journal ou pas. N'oublions pas que ce sont des ados qui ne pratiquent pas le second degré comme des adultes, qu'ils sont influencés par les réseaux sociaux et ce qu'ils entendent à la maison.»

    «Tout cela, je l'ai repris hier (mardi), de cette façon, avec cette classe qui avait d'abord réagi par le rejet. A la fin du cours, ils m'ont remerciée en me disant que ça fait du bien d'entendre un discours de tolérance et je suis sortie de cours avec le sourire. »

    «Ils mettent en concurrence les victimes du racisme»

    Laurent, enseignant d'histoire géographie et d'éducation civique dans un lycée professionnel du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne).

    «J'en ai parlé bien sûr en classe. Aucun élève ne revendique la légitimité des assassinats en disant "C'est bien fait". Par contre il y a beaucoup de confusion et ils mettent souvent en concurrence les victimes du racisme. Ils ressentent une discrimination dans le traitement. Certains me disent, et pas seulement de jeunes musulmans : "Lorsqu'on mitraille une mosquée, on n'en parle pas mais lorsqu'il s'agit d'une synagogue cela devient une affaire d'Etat"».

    Ce que je leur réponds ? Qu'il faut combattre le racisme avec une égale vigueur. J'ai tenu également a rappelé que le jeune Lassana, malien de confession musulmane, a sauvé plusieurs vies lors de la prise d'otages à l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Les enseignants ne fuient pas ces questions. Moi-même, j'aborde la diversité culturelle et la laïcité, qui sont au programme, avec mes élèves de première pro mais les valeurs républicaines leurs semblent contradictoires dans une société qui reste discriminatoire. J'enseigne en majorité à des jeunes issus de l'immigration et de quartiers populaires. Difficile de leur faire croire à une République fantasmée, liberté, égalité, fraternité, lorsqu'ils se font contrôler plus que les autres dans le métro et qu'ils rencontrent davantage de difficultés pour trouver un stage.»

    «"Ils l'ont bien cherché"... comment répondre à ça ?»

    Pascal Freund, proviseur du lycée polyvalent Le Corbusier à Strasbourg (Bas-Rhin).

    «Dès le lendemain de l'attaque de Charlie Hebdo, nous avons organisé une manifestation silencieuse et lu un message à tous les élèves. Il exprimait notamment ceci : "A l'heure où cet attentat risque de renforcer la haine et toutes les peurs, je vous demande de résister à cette terrible tentation". Aujourd'hui, nous essayons de réfléchir à l'après. Comment faire face aux inquiétudes de jeunes qui se sentent stigmatisés ? Et à ceux qui nous disent «"Ils l'ont bien cherché", comment répondre à ça ? Certains nous rétorquent aussi "On nous parle de la liberté d'expression mais moi je n'ai pas le droit de tout dire. Pourtant, on nous impose des caricatures dans la presse". Tout cela touche à des notions complexes comme la colonisation notamment ou le vivre ensemble. Il faut créer des ressources pour traiter l'après, peut-être davantage de professeurs de philosophie, d'éducation civique et d'histoire. Nous attendons aussi que le ministère tienne bon dans la lutte contre le décrochage et pour l'amélioration de la mixité dans nos établissements.»