
La caricature du prophète Mahomet publiée en « une » de Charlie Hebdo mercredi 14 janvier et reproduite par certains médias n’en finit plus de faire des vagues en Turquie, seul pays musulman à oser une telle publication. Quatre sites Internet (Birgun.net, Internethaber.com, Thelira.com, T24.com) ont dû censurer leurs pages sur décision d’un tribunal de Diyarbakir (Sud-Est à majorité kurde). Le prophète, croqué avec sa pancarte « Je suis Charlie » sous le bandeau « Tout est pardonné », a déplu dans les milieux islamo- conservateurs.
« Nous ne pouvons accepter les insultes faites au prophète », a averti jeudi le premier ministre islamo-conservateur, Ahmet Davutoglu, estimant, devant des journalistes, que « la publication de cette caricature est une grave provocation (…) [et que] la liberté de la presse ne signifie pas la liberté d’insulter ».
L’islam interdit la représentation de son chef spirituel, considérée comme outrageante. Y voyant un « danger pour l’ordre public », un avocat du barreau de Diyarbakir, Ercan Ezgin a aussitôt porté plainte auprès de la 2e chambre correctionnelle. Le tribunal lui a donné raison : « Les mots, écrits, dessins et publications qui dénigrent les valeurs religieuses et le prophète sont une insulte pour les croyants. » Résultat, le dessin apparaît désormais dans une version épurée, sans le visage du prophète.
Descente policière
Quelques heures plus tôt, le journal Cumhuriyet, emblématique de l’opposition kémaliste, avait osé publier, dans son édition papier de mercredi, un cahier spécial de quatre pages reproduisant l’essentiel des caricatures diffusées le jour même par l’hebdomadaire parisien. Le croquis du prophète ne figurait pas à la « une », une décision prise par la rédaction de Cumhuriyet après bien des palabres. Une escouade de policiers est venue s’en assurer, faisant irruption dans les locaux de l’imprimerie dans la nuit de mardi à mercredi, pour contrôler de visu les paquets prêts à l’envoi. La distribution a pu se faire normalement après leur passage. La caricature figurait toutefois en petit format à la page 5, à côté d’un éditorial condamnant le terrorisme, hors du cahier consacré à Charlie Hebdo. Elle était aussi en page 12, toujours en petit format. Il semblerait qu’elles aient échappé à la vigilance des policiers, obnubilés par la « une » et le cahier spécial dont elles étaient absentes.

La rédaction avait pourtant pris les devants, justifiant son geste dans un communiqué. « Nous avons fait très attention à ne pas heurter les sensibilités », avait prévenu le rédacteur en chef, Utku Cakirozer. « Après une longue discussion, nous avons décidé de ne pas en faire la “une” », annonçait-il sur son compte Twitter un jour avant la parution. Le communiqué, où les mots « solidarité » et « liberté de parole » reviennent en boucle, rappelle le lourd tribut payé par Cumhuriyet, avec sept journalistes assassinés par des islamistes radicaux entre 1990 et 1995.
Condamnation des officiels
La vindicte des gardiens de l’islam sunnite contre les libres-penseurs ne date pas d’hier. Le 2 juillet 1993, 37 artistes, écrivains, poètes alévis (un courant de l’islam, 10 à 15 millions de personnes en Turquie) avaient perdu la vie dans l’incendie criminel de l’hôtel où ils se trouvaient à l’occasion d’une conférence littéraire à Sivas (est de la Turquie). L’écrivain humoriste Aziz Nesin, montré du doigt à l’époque pour avoir émis l’idée de traduire en turc Les Versets sataniques de Salman Rushdie, était de la partie. Par miracle, il avait pu réchapper aux jets de pierre et de cocktails incendiaires sur l’hôtel par des manifestants venus exprimer leur rage à l’appel des partis islamistes. Trente-sept personnes (dont deux employés de l’hôtel et un enfant) avaient péri dans les flammes après avoir été empêchées de sortir par la foule déchaînée. En 2012, l’affaire fut classée sans suite, pour la plus grande satisfaction des avocats des fauteurs de trouble de Sivas, dont certains, devenus ministres ou députés, ont effectué depuis une ascension vertigineuse au sein de l’AKP (pour Adalet ve Kalkınma Partisi, ou « Parti pour la justice et le développement », en français), fondé par Recep Tayyip Erdogan en 2001.

Mercredi, la nouvelle de la publication des caricatures a quelque peu échauffé les esprits. Sur Facebook, une organisation appelée Jeunesse musulmane anatolienne a invité ses adeptes à effectuer des « descentes » dans les bureaux du journal. Pour parer aux débordements, des cordons de policiers ont été déployés autour des rédactions, à Istanbul comme à Ankara. Les officiels ont stigmatisé Cumhuriyet, l’accusant de « provocation », comme l’a fait sur Twitter Yalcin Akdogan, vice-premier ministre. Le maire d’Ankara, Melih Gokcek, a fustigé le journal pour avoir dépeint « les musulmans comme les agresseurs à l’échelle globale ». Il est vrai que l’édile, membre de l’AKP, est coutumier des déclarations fantaisistes, du type de celle faite récemment à propos des attentats de Paris, « organisés par le Mossad », selon lui.
Plus étonnant encore, Cumhuriyet a fait savoir en fin de journée mercredi que la compagnie aérienne nationale, Turkish Airlines, avait décidé d’interrompre ses abonnements, estimant que le journal n’était plus digne de sa clientèle. Dans ce contexte, l’autocensure aussi s’est invitée. Le quotidien Milliyet a retiré de son site, mercredi 14 janvier, un éditorial considéré comme trop polémique sur l’islam. L’auteure et journaliste Mehves Evin écrivait notamment : « Les musulmans conservateurs doivent sortir de leur mentalité du XIIIe siècle, ils doivent faire leur autocritique, entamer une réforme, afin de faire entrer l’islam dans le XXIe siècle. »
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