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Jérôme Kerviel: Comment il va (re)faire sauter la banque

L’ex-trader accusé d’avoir fait perdre 4,9 milliards d’euros à la Société Générale s’apprête à lancer un réseau de contre-experts. L‘objectif de ce coupable idéal devenu "victime" d’un système ? Lutter contre la financiarisation des banques. GQ révèle le plan secret de ce chevalier blanc sous bracelet électronique.
Jrôme Kerviel Comment il va faire sauter la banque

Cette affaire a bouleversé ma vie", dit Jérôme Kerviel en s’asseyant dans un restaurant de Levallois-Perret, dont les murs sont couverts de têtes d’animaux empaillés. La serveuse le reconnaît et l’appelle "Jérôme". Grave, il la regarde à peine, avant de décortiquer son poisson. Scène embarrassante. "Je suis devenu un objet. Il arrive que certains me soutiennent en attendant quelque chose en retour, quand ils ne glissent pas carrément dans l’érotomanie", raconte-t-il à GQ. Une "fan", un jour, l’a appelé. Elle se trouvait à Pont-l’Abbé, dans le Finistère, devant la porte de la maison de sa mère. Kerviel lui a demandé de dégager, mal à l’aise avec ce genre de démonstration. À 38 ans, l’ex-trader, condamné à trois ans de prison pour avoir fait perdre – ce qu’il conteste – 4,9 milliards d’euros à la Société Générale en 2008, est devenu une icône. C’est parfois amusant: une petite chaîne de télé lui a proposé de présenter des chroniques d’économie, une start-up aimerait en faire son égérie. Sa quête de rédemption, symbolisée par une rencontre avec le pape François le 19 février 2014 et la longue marche en Italie qui a suivi au printemps, a ému les foules. "Dans une société qui est en défiance vis-à-vis des processus démocratiques et des politiques, Jérôme est, étrangement, l’incarnation de l’exemplarité", assure l’un de ses amis. En tout cas, son combat contre la Société Générale inspire. Il est même devenu un sujet de thèse soutenu à Paris-Ouest (sobrement intitulé: "Théorie de l’architecture organisationnelle et préventions des comportements déviants: quelles leçons des scandales financiers ?").

L‘étendard du "plus jamais ça"
Après six ans, son épopée judiciaire touche à sa fin. Il a purgé 112 jours à Fleury-Merogis sur les trois ans de prison ferme auxquels il a été condamné. Il finit sa peine sous bracelet électronique. La troisième demande d’expertise indépendante sur les pertes subies par la Société Générale, formulée par sa défense en novembre dernier, devrait être rejetée le 14 janvier. Pour Jean-Philippe Denis, professeur de gestion à Paris-Sud, qui a fait l’expertise "technique" du dossier, le problème reste entier: "Le jugement condamnant Jérôme Kerviel ne tient que sur l’idée que ses supérieurs ignoraient ce qu’il faisait. Or, c’est impossible." L’État n’a-t-il pas octroyé 2,2 milliards d’euros d’avantages fiscaux à la Société Générale pour pallier les déficits qu’elle imputait à Kerviel ? L’universitaire s’apprête donc à lancer un appel à contribution en 2015 auprès de la communauté scientifique: "On sollicite des expertises variées, dans les domaines de la finance, des ressources humaines, de la gestion, afin de déterminer la responsabilité de la banque, puisque la justice ne le fait pas."

Car dans le clan Kerviel, l’heure de la contre-attaque a sonné. Pour ses amis, celui qui a incarné l’acharnement du système à briser un homme doit prendre la tête d’un mouvement citoyen et devenir l’étendard du "plus jamais ça". Ainsi, nous révèle-t-il, lui et sa bande s’apprêtent à initier un réseau de "contre-experts" destiné à dénoncer la financiarisation du milieu bancaire, dont il a été la "victime expiatoire". "L’exhortation apostolique du Pape, qui dit que les bons chrétiens doivent lutter contre la tyrannie des marchés, est notre ligne", précise David Koubbi, son avocat et ami, définitivement à l’aise dans le champ de valeurs édictées par le Vatican. "Le pape François est le seul homme au monde qui a une vraie latitude. Il a fait fermer des centaines de comptes de la banque du Vatican parce qu’ils appartenaient à la mafia." Leur mouvement non-partisan monterait "des conférences pour donner les clés aux gens, qu’ils comprennent que si leurs pâtes coûtent si cher, c’est parce que des banques spéculent sur le prix des matières premières", explique Kerviel. "On a des patrons de desks de trading, des cadres de banques spéculatives hyper agressives qui, en off, travaillent avec nous", lâche Koubbi, évoquant "la théorie des baïonnettes intelligentes". L’universitaire Jean-Philippe Denis en sera: "On doit dire pourquoi, en France, on est incapable de faire tomber le dirigeant d’une grande entreprise, comment la dynamique des grands corps permet d’organiser leur irresponsabilité. Ils ne peuvent pas encaisser les bénéfices et ne pas assumer les pertes sans qu’il y ait un sérieux problème démocratique", plaide-t-il déjà.

Jérôme Kerviel et son frère de col roulé, l‘avocat David Koubbi, qui l‘accompagne dans ses nouveaux combats.

Opération rachat
Pour "faire mal au système" dont l’ancien Kerviel était le produit, le trader repenti va mettre à profit les compétences qu’il a si chèrement acquises. Avec l’activiste Julien Bayou, élu EELV au Conseil régional d’Ile-de-France, il envisage la création d’une association qui rachèterait des crédits à la consommation pour les faire annuler. L’idée a germé aux États-Unis, où le collectif "Strike debts" rembourse les créances contractées par des particuliers auprès d’hôpitaux ou dans le cadre de prêts étudiants. En septembre dernier, 3,8 millions de dollars de dette ont ainsi été rachetés quarante fois moins cher que leur prix initial. Une membre du collectif, Astra Taylor, interrogée par le journal La Tribune, a expliqué que le projet tirait avantage "d’un phénomène que peu de personnes connaissent: certains types de dettes sont revendus par des créanciers pour quelques centimes par dollar. Ainsi une facture de 1.000 dollars peut ne valoir que 30 à 50 dollars sur le marché secondaire de la dette." Autrement dit, le collectif n’a eu besoin que de 100.000 dollars pour rembourser ces prêts. Pour l’heure, confirme Bayou, le projet est en rodage: juristes et spécialistes s’assurent que l’idée est exportable.

Mascarade politique
Paradoxalement, Jérôme Kerviel est aussi investi qu’il aspire, désormais, à disparaître. Il ne prend plus le métro et ne vit plus qu’en clan, niché dans la chaleur d’une tribu – plutôt une garde rapprochée – à la fois combative et rassurante. Il quitte peu l’ombrageux David Koubbi, son "reuf", chez qui il lui arrive d’aller dormir. Le ténor anar’, qui va chercher les soutiens avec les dents (l’eurodéputée EELV Eva Joly, le journaliste Denis Robert, l’évêque de Gap, Monseigneur Di Falco) est à la manoeuvre… Kerviel s’appuie aussi sur le président de son comité de soutien, Richard Amalvy, consultant en stratégie et ancien responsable d’ONG. Les soirs de spleen, il lui envoie des dictons qui le font marrer du type "Dans la difficulté, le scout siffle et sourit". Sans compter le père Patrice Gourrier et tous ceux qui l’ont rallié durant "l’épisode italien".
Dégagé de l’urgence judiciaire, l’ex-trader qui jonglait avec les milliards dans les tours de La Défense a brutalement renoué avec le réel. Le sort du SDF qu’il croise chaque jour l’indigne. L’odeur du salon de coiff ure de sa mère, où il faisait des shampooings le mercredi, lui rappelle la simplicité des valeurs transmises par ses parents. Kerviel et Koubbi ont le talent d’humer l’air du temps. "Sortant de la bulle du trading, Kerviel a découvert la vie telle qu’elle est", ironise gentiment la sénatrice socialiste Marie-Noëlle Lienemann.
"Je ne comprends même pas pourquoi il n’y a pas de révolution", lâche-t-il. Le Breton qui se sent proche des Bonnets rouges aurait tout aussi bien pu être zadiste à Notre-Dame-des-Landes. Lui dont le nom figurait sur une liste UMP aux municipales de 2001 à Pont-Labbé ne vote plus depuis longtemps. David Koubbi non plus. "Pas envie de participer à une mascarade", clament-ils en choeur. C’est pourtant aux politiques qu’ils ont écrit quand Kerviel était au fond du trou, "parce que c’est eux qui ont les clés". Certains sont devenus des amis. Le député UMP Georges Fenech, ancien magistrat, a demandé sa grâce à François Hollande. L’ex-opérateur de marché a surtout noué avec Jean-Luc Mélenchon une histoire solide. Depuis la visite de Kerviel à la Fête de l’Huma l’année dernière, le patron du Parti de Gauche vient régulièrement refaire le monde dans le salon de son nouvel ami dans l'ouest parisien. Ils rigolent des offres d’emploi de fonds d’investissement ou de banques étrangères qui lui proposent de venir reconstruire sa vie ailleurs. Relancer sa vie, "ça ne peut pas passer par de la finance, même si ça m’intéresse toujours. Je me suis perdu dans ce milieu. Et j’aurais l’impression de renier tout ce que j’ai fait ces dernières années", explique Kerviel. Il préfère s’occuper de la mise en place de logiciels pour une petite boîte des Hauts-de-Seine. "Pas exactement mon domaine", concède-t-il. Mais le patron est un ami: "En 2008, quand l’affaire a éclaté, quand tout Paris me cherchait, juste avant que je ne parte en garde à vue, j’étais allé dormir chez lui."

Agréger les bonnes volontés
"Ce projet contribue au repositionnement de Jérôme, au-delà de sa réhabilitation judiciaire", indique Richard Amalvy. De toute évidence, chez Kerviel, la résilience passe par ce e capacité toute bretonne à tenir tête longtemps. "Il boxe, mais le jour où ça s’arrête, il tombe. Il est paumé. Il se met des rails devant lui, mais il est fragile", s’inquiète pourtant un copain. Pour Denis Robert, qui a révélé l’affaire Clearstream et a été l’un des premiers à l’interviewer, Kerviel doit se protéger: "S’il commence à croire qu’il représente quelque chose, il va souffrir. La politique – parce que c’en est –, c’est beaucoup trop dur pour un type comme lui." "Ce n’est pas son tempérament d’être dans le combat frontal, à Jérôme, confirme Amalvy. Sa magie, c’est d’agréger. Il faut vite que sa cause le dépasse." Le principal intéressé est d’accord, parle d’introspection nécessaire. "Je ferai un jour une analyse pour répondre à la question “pourquoi moi ?”." Quant à passer sa vie dans le combat: "Je ne sais pas si j’y arriverai. Là, je n’ai pas le choix. C’est mon destin, maintenant."