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Pourquoi Marseille est moins Charlie

REPORTAGE - La vague d’émotion qui a secoué la France le 11 janvier n’a pas submergé Marseille. Rencontre avec des habitants des quartiers qui, sans approuver les terroristes, se sentent exclus de l’unité nationale.

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Au lendemain de la tuerie de "Charlie Hebdo", un autel est érigé sur le vieux port de Marseille.
Au lendemain de la tuerie de "Charlie Hebdo", un autel est érigé sur le vieux port de Marseille. © Robert Poulain/Visual Press Agency

Qui était Charlie le dimanche 11 janvier ? La deuxième ville de France s'interroge. Combien de Marseillais ont-ils remonté dimanche les 1.000 mètres qui séparent le Vieux-Port du haut de la Canebière. Quarante mille, soixante mille? Autant qu'à Brest et Saint-Étienne… des villes cinq à six fois moins peuplées. Quand Lyon, la rivale, réunissait près de 300.000 personnes en réaction aux attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l'Hyper Cacher de Vincennes. "Il y avait déjà 45.000 personnes le samedi, plaide un élu, on n'aurait pas dû faire une manif le samedi et une le dimanche." "J'ai fait les deux, rétorque un autre, la plupart des participants ont fait comme moi. Il ne faut pas se mentir. À quelques exceptions près, il n'y avait que des Blancs." Des "Blancs"? Le mot est lâché.

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Du bout des lèvres. Les habitants des quartiers ne se sont pas sentis concernés. Ils ne sont pas descendus. La ville du "vivre ensemble" où l'on est "de Marseille" avant d'être d'Algérie, de Tanger ou d'Arménie n'a pas vraiment répondu à l'appel d'unité nationale. "Ce sont les classes populaires qui ne se sont pas mobilisées, proteste Haouaria Hadj-Chikh, une ancienne élue PCF-Front de gauche du 13e arrondissement, responsable d'une plate-forme d'accueil au cœur de la cité Malpassé. Avec son adjointe, elle gère un public potentiel de 150.000 personnes. "Et pas seulement les Français d'origine musulmane, poursuit-elle, il ne faut pas se tromper. Où étaient les Français des noyaux villageois, des villages de la métropole, d'Aubagne, de Martigues, d'Aix…?" Haouaria, une petite quarantaine, reconnaît qu'ici "on n'est pas Charlie". "J'ai manifesté parce que je suis humaniste et que je dénonce les actes terroristes mais je considère que Charlie est responsable de ses actes, explique-t-elle. Combien de unes ont-ils fait sur le Prophète? C'était de l'acharnement. Les musulmans l'ont mal vécu."

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À la sortie de l'école maternelle de l'avenue Saint-Paul, en face de la plate-forme, les mères de famille et les grands frères viennent chercher les petits. Personne n'approuve les attentats. Bien au contraire. "S'il y a quelques merdeux qui disent "je suis Kouachi", raconte Amar, un chauffeur de la RTM, c'est de la provocation, cela ne compte pas. Les gens ont été choqués, ici comme ailleurs". De fait, les critiques sont unanimes. "Ils n'auraient jamais dû les tuer." "Le Prophète n'est pas d'accord." "Ce sont des fous qui ont fait ça. Pas des musulmans." Taous, une mère de famille trentenaire, joliment maquillée, a même défilé dimanche. "J'avais mis un crayon dans les cheveux", raconte-t-elle. Ses copines se moquent gentiment.

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"Absence des ministres à l'enterrement de Ahmed et Clarissa"

La discussion s'engage, plus sérieusement. Et l'on comprend vite que la fracture est ailleurs, la peur est palpable. "Maintenant on va morfler!" Malik*, une vingtaine d'années, en survêtement rouge, a décroché un emploi d'avenir, il y a quelques mois. Depuis plusieurs années, il s'improvise bénévole dans un club de foot pour les petits du quartier. La conversation l'intéresse. "Le problème, c'est le deux poids, deux mesures, remarque-t-il, on met des flics devant les synagogues mais rien devant les mosquées. Pourtant une cinquantaine de mosquées ont été attaquées. En Corse, ils ont mis une tête de porc sur une porte. Nous les flics, ils viennent le vendredi pendant la prière pour mettre des PV aux croyants qui se sont mal garés." ** Malika* renchérit. "C'est vrai, ils font tout pour les juifs mais pour nous rien. Dès qu'on dit un truc sur eux, c'est de l'antisémitisme et sur nous on peut tout dire." Cette fille du quartier précise. "Mon infirmier, Alain, il est juif. Je le connais depuis toujours. Alain, c'est Alain, il mange à la maison. C'est pas la question."

Entre le 7 et le 11 janvier, le sentiment du "deux poids deux mesures" s'est nourri du flot d'informations et d'images diffusées par les chaînes d'information. On cite le déplacement de Ségolène Royal en Israël pour l'enterrement des victimes juives, l'absence de ministre à l'enterrement des policiers Ahmed et Clarissa ***, la garde à vue de Dieudonné pour son "Charlie Coulibaly"… "C'est pour qui la liberté d'expression dans ce pays? Faut pas exagérer quand même… Là, c'est la preuve tout de même!", s'enflamme Malik. Trois femmes voilées écoutent. Mais ne participent pas.

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La communauté arménienne gronde

Dans le sud de la ville, on se préparait samedi matin pour une autre manifestation. Lundi, un jeune de la communauté arménienne, Mickaël, 16 ans, a été tué à la sortie de l'école pour une mauvaise passe au basket. Pendant le cours de sport, il s'embrouille avec une lycéenne. Un "t'ar ta gueule" à la sortie qui vire au drame. Elle appelle un cousin de la cité sensible d'Air Bel. Après les cours, ce dernier attend avec un ami sa future victime sur un scooter. Deux coups de couteau, dont un sectionnant l'aorte, un lynchage à la matraque télescopique ont eu raison de l'adolescent en quelques secondes. Les siens l'attendent en voiture, un peu plus loin. Lorsqu'ils arrivent, il est trop tard.

Depuis une semaine la colère gronde. Les patrons de la communauté arménienne qui compte 80.000 personnes à Marseille essaient de calmer les esprits. Les parents de Mickaël sont arrivés d'Arménie au début des années 1990. Ils appartiennent à la dernière vague d'immigration venue de l'ex-Europe de l'Est, pauvre, chrétienne et pratiquante. Ils se sont fait une place dans les cités, comme ils ont pu. Les trois complices, dont le tueur présumé, se sont rendus spontanément à la police. Dans l'entourage de la famille, certains voulaient aller en découdre. "Ce n'est pas un crime raciste, s'insurge la sénatrice Samia Ghali, c'est un drame épouvantable. Ici, les jeunes n'ont plus la notion de la vie et de la mort… Il ne faut pas faire d'amalgame."

L'élue des quartiers nord avoue toutefois avoir alerté le préfet de la tension qui règne actuellement dans les cités. Ne surtout pas mettre de l'huile sur le feu. Ne pas faire de politique. Pascal Chamassian, le président du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, acquiesce. "Bien sûr que ce n'est pas un acte raciste, renchérit-il, mais il faut prendre en compte la douleur de ces familles. 2015 pour nous c'est l'anniversaire du génocide arménien. La cohabitation est difficile. De plus en plus." À Marseille, les manifestations se suivent mais ne se ressemblent pas.

* Les prénoms ont été changés.
** Selon nos informations, 7 salles de prière de Marseille sur 118 bénéficient en accord avec les imams d'une protection discrète, notamment les vendredis. Les 52 synagogues de la ville sont protégées.
*** François Hollande a décoré les trois policiers tués lors d'un hommage à la préfecture de police de Paris, le 13 janvier. Les obsèques de Clarissa Jean-Philippe auront lieu demain en Martinique, la présence de George-Pau Langevin, ministre des Outre-mer, est annoncée.

Source: JDD papier

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