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Récit

«Charlie Hebdo» : les psys face à l'angoisse des Français

Vente d’anxiolytiques en hausse, traumatismes, tremblements... Psychiatres et psychologues ont été confrontés à des situations inédites.
par Fanny Lesbros
publié le 17 janvier 2015 à 8h27
(mis à jour le 19 janvier 2015 à 10h25)

Pendant vingt minutes, il n'y a eu aucun appel. Un événement rare observé mercredi au Samu de Paris, lors de l'annonce des morts à Charlie Hebdo. «Il faut vraiment que le choc soit extrêmement violent pour qu'aucun malade appelle, affirme Pierre Carli, responsable du centre parisien. En temps normal, les téléphones ne font que sonner. On a cru à un bug informatique. J'imagine que tout le monde était devant sa télévision pour prendre connaissance des événements… C'est difficile à expliquer.» Rebelote deux jours plus tard, pour l'assaut des policiers contre le supermarché casher. Des longs silences déjà observés en 1995 pendant les attentats à Saint-Michel, et le 11 septembre 2001.

Dix-sept victimes en trois jours, un choc violent et national, des journalistes, des juifs, des policiers… Certains psys évoquent la possibilité d'un traumatisme collectif. Elie Winter, psychiatre psychanalyste, secrétaire général du syndicat national des psychiatres privés, est plus prudent : «Ce qui est certain, c'est qu'il y a eu une onde de choc collective.» 

C'est en effet la première fois que les Français vivent un événement de cette ampleur avec autant d'informations : les chaînes télévisées ont rappelé en permanence les faits, les sites d'information révélaient minute par minute, les morts, les prises d'otages, l'avancée des enquêtes… «Non seulement, ils avaient énormément d'informations, mais en plus ils ont eu le sentiment d'être eux-mêmes confrontés à la mort, explique Agathe Lemoine, spécialiste de l'état de stress post-traumatique. En voyant la vidéo du policier se faire tuer, ils ont vécu la mort en direct. Une vraie mort, pas celle d'un jeu vidéo.» Pour Elie Winter, l'atteinte à la liberté d'expression les a également profondément affectés. «On doit tous gérer cette liberté d'expression : on ne peut jamais tout dire à tout le monde, explique Elie Winter. On fait sans cesse des compromis avec son patron, sa famille, ses amis… Et Charlie Hebdo est un journal qui symbolise le zéro compromis. Même si les Français ne l'achetaient pas forcément, ils étaient juste heureux que ça existe.»

Résultat : les Français ont acheté, entre le vendredi 9 janvier et le mardi 13, 18,2 % de boîtes d'anxiolytiques ou de somnifères de plus qu'habituellement, selon le Celtipharm, société spécialisée dans le recueil et le traitement des donnés de santé en temps réel. Selon David Syr, directeur des études au Celtipharm, «40 000 boîtes de plus ont été vendues».

«J’ai rencontré une personne qui n’arrivait plus à sortir de chez elle»

Les spécialistes ont vu des patients réagir de manière différente à ces événements. «Nombreux sont ceux qui ont ressenti des maux de tête ou de ventre, de la tachycardie, des tremblements… Certaines personnes ne voulaient plus faire les soldes… Ou alors tout simplement sursautaient quand une personne parlait fort dans le métro, a identifié Hélène Romano, docteur en psychopathologie clinique. J'ai rencontré une personne qui n'arrivait plus à sortir de chez elle. Elle avait vécu les attentats de 1995 et cela faisait ressurgir trop de peurs.»

Une situation qu'il fallait gérer aussi, celle des voisins des locaux de Charlie Hebdo, rue Nicolas-Appert. Le Samu a ouvert une cellule de soutien spécialement pour eux. «Au final, une centaine de personnes vivant dans le quartier sont venues pour rencontrer des psys. La situation était trop difficile à gérer. Ils avaient vu ou entendu des coups de feu, par exemple», détaille le directeur du Samu de Paris. Elie Winter raconte que, parmi ses patients, plusieurs se sont «recentrés sur l'essentiel», ont pris conscience qu'ils se battaient pour des broutilles. Ces événements les ont «renvoyés à ce qu'on a fait, ce qu'on n'a pas fait. Ça les a libérés, les gens ont pu dire des choses qu'ils n'avaient pas réussi à dire jusqu'ici».

Pour Agathe Lemoine, il faudrait attendre le mois prochain pour parler de vrai trouble et de pathologie, pour voir si les symptômes persistent. «Ces troubles sont en fait un mécanisme de protection adapté. On met en place des défenses pour digérer quand ça nous dépasse. Et cela durera le temps que les médias en parlent. Et suivant les degrés de protection des gens – si on croit en Dieu, si on est marié, si on croit en la vie – ces symptômes s'estompent progressivement.» Hélène Romano assure que ce phénomène est passager. «Les Français sont capables de reprendre pied. Ils ont les ressources. La peur est protectrice quand elle n'est pas envahissante. Elle devient pathologique quand elle empêche de vivre et de sortir de chez soi.»

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