Chroniques

Bien trop responsables

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Par Paul Krugman

Depuis lors, pourtant, la politique a pris un chemin différent des deux côtés de l’Atlantique. Dans l’une de ces deux grandes économies, les responsables ont démontré une allégeance sans faille à la vertu fiscale et monétaire, faisant de laborieux efforts pour équilibrer leurs budgets tout en restant vigilant quant à l‘inflation. Dans l’autre, pas vraiment.

Et cette différence d’attitude est la véritable raison pour laquelle les deux économies sont aujourd’hui sur des chemins si différents. L’Amérique qui dépense sans compter connaît une relance solide – une réalité que l’on a pu voir dans le discours festif du Président Barack Obama lors de son discours sur l’Etat de l’Union. Pendant ce temps, l’Europe vertueuse s’enfonce toujours plus profondément dans les sables mouvants déflationnistes ; tout le monde espère que les nouvelles mesures monétaires annoncées jeudi vont casser cette spirale infernale qui les entraîne vers le bas, mais personne de ma connaissance ne s’attend à ce que cela soit vraiment suffisant.

Pour l’économie américaine, non le soleil ne brille pas partout en Amérique, nous sommes loin du genre de prospérité que nous connaissions pendant les années Clinton. La relance aurait dû et pu arriver bien plus vite et les revenus des familles restent bien en-deçà de ce qu’ils étaient avant la crise.

Même si on ne s’en douterait jamais au vu des discours publics, un consensus de plus en plus important parmi les économistes estime que le plan de relance Obama en 2009-2010 a permis de limiter les dommages de la crise financière, mais il n’était pas suffisamment important et il a disparu trop tôt. Pourtant, lorsque l’on compare les performances de l’économie américaine ces deux dernières années, avec toutes les promesses d’échec des républicains, l’on comprend pourquoi Obama se permet de fanfaronner un petit peu.

Par contre, l’Europe – ou pour être précis l’euro zone, les 18 pays qui partagent leur monnaie a presque tout fait de travers. Sur le plan fiscal, l’Europe n’a jamais tenté de plan de relance, et s’est tournée rapidement vers l’austérité – coupant les dépenses et, dans une moindre mesure, augmentant les impôts – en dépit d’un fort taux de chômage. Sur le plan monétaire, les responsables ont combattu la menace imaginaire de l’inflation et il leur a fallu des années pour comprendre que c’était la déflation la véritable menace.

Pourquoi se sont-ils trompés à ce point ?

En un sens, le virage pris vers l’austérité fut le reflet d’une faiblesse institutionnelle : aux Etats-Unis, les programmes fédéraux tels que la Sécurité Sociale, Medicare et les coupons alimentaires ont aidé des états comme la Floride qui furent durement frappés par la crise de l’immobilier, alors que d’autres pays européens connaissant le même genre de situation difficile, comme l’Espagne par exemple, se retrouvèrent tous seuls. Mais l’austérité européenne fut aussi le reflet d’un mauvais diagnostic posé en toute conscience. En Europe, comme en Amérique, les excès qui menèrent à la crise étaient en majeure partie imputables au secteur privé plutôt qu’à la dette du secteur public, avec la Grèce comme une exception. Mais les responsables à Berlin et Bruxelles choisirent d’ignorer les preuves pour favoriser une histoire qui faisait retomber la faute sur les déficits budgétaires, et ils rejetèrent dans le même temps les preuves suggérant – à raison – que d’essayer de sabrer les déficits dans une économie déprimée allait aggraver la dépression.

Pendant ce temps, les banques centrales européennes décidèrent de s’inquiéter de l’inflation en 2011 et de remonter les taux d’intérêt. Même à l’époque, il fut évident que cela était insensé – oui, il y avait un sursaut de l’inflation globale mais les chiffres de l’inflation sous-jacente étaient trop bas, et non trop élevés.
La politique monétaire s’améliora une fois que Mario Draghi devint président de la Banque Centrale Européenne fin 2011. En effet, les efforts héroïques de Draghi pour offrir des liquidités aux pays menacés d’attaques spéculatives sauvèrent à coup sûr l’euro d’un effondrement. Mais il n’est pas évident qu’il ait les outils pour contrer les forces déflationnistes plus générales mises en branle par des années de politique mal avisée. De plus, il doit fonctionner avec une main attachée dans le dos, puisque l’Allemagne reste opposée fermement à quoi que ce soit qui rende la vie plus facile aux pays endettés.

Ce qu’il y a de terrible, c’est que l’économie de l’Europe fut réduite en poussière au nom de la responsabilité. Il est vrai que parfois, se montrer dur permit de réduite les déficits et de résister à la tentation de faire fonctionner la planche à billets. Pourtant, dans une économie déprimée, une adoration pour un budget à l’équilibre et une obsession pour l’argent dur sont totalement irresponsables. Non seulement cela ne fait qu’aggraver les dommages sur l’économie sur le court terme, cela peut – et c’est le cas en Europe – infliger des dommages sur le long terme, notamment le potentiel économique et faire plonger l’économie dans un piège déflationniste duquel il est très difficile de s’échapper.

Ce n’était pas non plus une erreur innocente. Ce qui me frappe à propos des archontes de l’austérité en Europe, ses doyens de la déflation, c’est leur indulgence envers eux-mêmes. Ils se sentaient à l’aise, à la fois émotionnellement et politiquement parlant, d’exiger des sacrifices (d’autres personnes) à un moment où le monde avait besoin de davantage de dépenses. Ils étaient bien trop désireux d’ignorer ce qui prouvait qu’ils avaient tort.

Et l’Europe devra payer le prix de leur auto-indulgence pendant des années encore, et peut-être des dizaines d’années.

Paul Krugman

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