Angoulême au rythme du mangaka Jirô Taniguchi

Il se dit timide, inquiet, mais a su tisser depuis vingt ans un lien affectif avec ses lecteurs occidentaux. Ce contemplatif curieux et généreux, dont l’œuvre apparaît comme une grande fresque humaniste, nous invite dans sa bulle.

Par Propos recueillis par Stéphane Jarno

Publié le 26 janvier 2015 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h27

Invité d’honneur du Festival international de la bande-dessinée d’Angoulême, Jirô Taniguchi est l’un des mangakas japonais préférés des Français. Avec L’Homme qui marche, Le Sommet des dieux, Le Gourmet solitaire et, évidemment, Quartier lointain, publié en 2002, le sexagénaire discret s’est imposé comme un auteur de premier plan, dont de nombreux dessinateurs, écrivains et artistes se réclament. De Muriel Barbery (L’Elegance du hérisson) à Mathieu Burniat (La Passion de Dodin Bouffant), en passant par Jean-Philippe Toussaint (Fuir) ou les musiciens d’Air, tous ont en eux quelque chose de Taniguchi… Avant sa venue en France et l’inauguration de la grande exposition que le FIBD lui consacre – qui devrait sous peu tourner en France et en Europe –, le dessinateur a accepté de répondre à nos questions.

Le festival d’Angoulême vous rend un hommage spécial, en organisant notamment une grande exposition rétrospective de votre œuvre. Que vous inspire cet hommage ? N’est-ce pas effrayant d’être ainsi « embaumé » de votre vivant, alors que vous êtes toujours actif et productif ?
C’est un peu effrayant et intimidant, en effet. J’ai été surpris lorsque ce projet m’a été proposé par le festival d’Angoulême, mais j’en suis très honoré. Je dois beaucoup à la bande dessinée, dont la découverte a profondément changé mon travail en tant qu’auteur de manga ; pour moi donc, accepter cette exposition, à Angoulême précisément, c’était aussi faire part de ma reconnaissance à tous les auteurs de BD dont j’ai tant appris, à tous ceux qui m’ont soutenu en France, éditeurs et lecteurs. La demande que m’a transmise le festival m’a semblé refléter une attente de mes éditeurs et de mes lecteurs en France et, malgré les craintes que suscitait en moi le projet d’une exposition d’une telle envergure, j’ai eu le sentiment que, pour eux aussi, je devais l’accepter. C’est donc avec une certaine inquiétude mais surtout beaucoup de plaisir que je me rendrai à cette exposition qui m’honore.

L’exposition s’intitule « L’homme qui rêve ». En France, l’expression « L’homme qui… » est presque devenue une marque de fabrique quand il s’agit de vous. Trouvez-vous cela amusant ou agaçant ?
Depuis L’Homme qui marche, effectivement, c’est une façon de nommer mon travail qui est un peu systématique mais cela ne me déplaît pas : je trouve que cela correspond bien à une des directions dans lesquelles je travaille. Je pense donc que c’est plutôt un bon titre.

L’Homme qui marche (1995, Casterman).

L’Homme qui marche (1995, Casterman). © Jiro Taniguchi/Casterman

Vous qui êtes plutôt un observateur, quelqu’un de discret, allez soudain vous retrouver sous les feux des projecteurs et des médias, une situation dont je crois vous ne raffolez pas. Que redoutez-vous le plus dans les cérémonies et les bains de foule ?
C’est vrai que je n’aime pas beaucoup faire des apparitions publiques. Je suis plutôt timide, je me sens gêné, j’ai le sentiment de ne pas apporter aux gens ce qu’ils attendent, sans doute. J’ai peur de ne pas trouver les bons mots pour exprimer au bon moment ce que je sens ou pense. Or, dans ce genre de situation, il faut réagir rapidement, avoir un peu de repartie. J’ai toujours peur d’en manquer.

Vous avez plusieurs éditeurs en France, comment répartissez-vous vos œuvres ? Réservez-vous certains titres pour tel ou tel éditeur ? Pourquoi votre nouvel album, Elle s’appelait Tomoji, sort-il chez Rue de Sèvres ?
Je propose mes livres aux éditeurs en fonction des genres, des sujets traités qui les intéressent chacun plus ou moins, selon les livres qu’ils publient par ailleurs. Pour Elle s’appelait Tomoji, la situation est un peu différente : c’est une sorte de « cadeau » que j’ai voulu faire à une équipe éditoriale à qui je devais beaucoup et qui lançait une nouvelle maison d’édition. Je ne sais pas si ça se fait en France, mais c’était à la fois ma façon de remercier pour ce qui avait été fait jusque-là et de souhaiter bonne chance à cette nouvelle initiative.

Il y a une certaine frénésie éditoriale autour de votre œuvre en France… En l’espace d’une douzaine d’années, depuis le succès de Quartier lointain, plus de trente titres et soixante volumes ont été publiés. Comment vivez-vous cela ? N’y a-t-il pas un risque de saturation ?
J’ai longtemps été réticent à publier trop de livres et j’ai plutôt donné la priorité à la présentation de mes nouveaux livres. Mais après avoir reçu des demandes d’éditeurs et écouté des avis divers, j’ai peu à peu eu le sentiment que certains de mes plus anciens livres pouvaient aussi être publiés. J’ai voulu répondre à la demande des éditeurs qui me semblait refléter l’attente des lecteurs, et puis j’ai eu envie moi aussi d’être lu davantage, peut-être par un public encore plus large, c’est pourquoi j’ai commencé à accepter de publier certains livres anciens. Ensuite, voyant qu’ils étaient plutôt bien accueillis, tout en faisant attention aux choix et au fait que ces livres devaient bien être présentés comme des ouvrages anciens, parfois moins accomplis que les plus récents mais avec une certaine force dans le dessin ou représentant une époque particulière, j’ai accepté ces publications. Je reste bien sûr toujours inquiet de l’accueil qui leur est fait, mais tant qu’il est bon, je me dis que je n’ai sans doute pas tort.

L’Homme qui marche (1995, Casterman).

L’Homme qui marche (1995, Casterman). © Jiro Taniguchi/Casterman

“Si le lecteur japonais peut comprendre, tout lecteur non japonais le peut aussi”

La plupart de vos albums sortis en France ont d’abord été pré-publiés au Japon, mais il y a aussi des exceptions comme Mon année, chez Dargaud (au fait, y aura-t-il une suite ?), Les Gardiens du Louvre (Futuropolis ) ou encore Venise (Louis Vuitton Travel Book), publiés directement en France…
La situation est un peu différente pour Les Gardiens du Louvre ou Venise et pour Mon année. Pour les deux premiers, j’ai travaillé seul au scénario et au dessin. Je me suis senti très libre et j’ai beaucoup apprécié ce travail. Pour Mon année, le projet était de travailler avec un scénariste [Jean-David Morvan, NDLR], sur une histoire se passant en France. Je me suis aperçu que la distance, les différents intermédiaires dans la traduction posaient des tas de problèmes qui me rendaient la tâche vraiment difficile. Un peu comme ce fut le cas jadis, quoique à un moindre degré, avec Icare [avec un scénario de Moebius].
Il n’y a pas de suite prévue à Mon année dans l’immédiat, mais si un jour je trouvais avec l’éditeur une bonne solution pour dépasser ces difficultés, je resterais prêt à traiter ce sujet du monde vu par un enfant différent des autres [une petite fille trisomique]. C’est un sujet que j’avais vraiment envie d’aborder et je regrette de ne pas y être parvenu. Je serais ravi de pouvoir le traiter, mais pas sous cette forme, d’une façon telle que je me sentirais plus libre. Cela dit, pour le moment, ce n’est pas d’actualité…

Vous dites avoir besoin de vous représenter les lecteurs pour lesquels vous dessinez, comment faites-vous lorsqu’il s’agit d’un public français ?
Je me représente non pas un lecteur de telle ou telle nationalité mais un lecteur de manga qui est censé s’intéresser aux histoires que je raconte, aux univers que j’explore. Je me dis que si le lecteur japonais peut comprendre, tout lecteur non japonais le peut aussi.

Les Gardiens du Louvre (2014, Futuropolis).

Les Gardiens du Louvre (2014, Futuropolis). © Jiro Taniguchi/Futuropolis

Cela fera vingt ans cette année que L’Homme qui marche a été publié en France. En quoi cet album a-t-il marqué un tournant dans votre carrière de mangaka ?
L’Homme qui marche a surtout été un tournant dans ma carrière à l’étranger. Au Japon je dirais que c’est plutôt Au temps de Botchan qui a été déterminant, car c’est avec ce manga que j’ai vraiment fait des choses nouvelles, tant pour moi que dans le monde du manga au Japon, et que j’ai senti les multiples possibilités à explorer.

Lorsque L’Homme qui marche est sorti, le Japon vivait dans une bulle économique sans précédent, il fallait produire et consommer toujours plus… Pourtant le propos de l’album est clairement un éloge de la lenteur. Comment ce message a-t-il été ressenti à l’époque ? A-t-il suscité des réactions ?
Quand L’Homme qui marche est sorti au Japon, il n’a pas eu un très grand retentissement. Certains éditeurs l’ont repéré mais il n’a pas connu un succès public remarquable. Le message que je voulais adresser, à savoir cesser un peu de courir, se poser pour prendre le temps de la réflexion ou d’un autre type de plaisir que la consommation à outrance, n’a pas été particulièrement entendu et n’a pas suscité beaucoup de réactions…

En quoi êtes-vous un « génie de la promenade », comme vous le faites dire au Promeneur, le personnage d’un de vos albums ? Que doit apporter une promenade ? Comment bien la réussir ?
Je ne pense pas être un “génie” de la promenade mais un amateur du déplacement lent, oui. Je pense que la promenade doit être sans objectif particulier, sans préjugé, un moment où on fait le vide en soi pour être ouvert à tout ce qui nous entoure, pour mieux le percevoir.

Les Gardiens du Louvre (2014, Futuropolis).

Les Gardiens du Louvre (2014, Futuropolis). © Jiro Taniguchi/Futuropolis

“Je ne suis pas opposé au changement, sauf si c’est au prix de l’oubli ou du rejet du passé”

La promenade est aussi une façon de voyager dans ses souvenirs, de se pencher sur son passé. Avez-vous la nostalgie du «  bon vieux temps » ? Vos personnages sont souvent nostalgiques, décalés, voire légèrement déprimés, ce qui n’a rien d’évident à une époque qui valorise l’action et la performance. En quoi la mélancolie vous paraît-elle importante ?
Personnellement, j’ai en effet une certaine tendance naturelle à penser que c’était mieux avant. En fait, je ne suis pas opposé au changement, à l’évolution, au progrès, mais à condition que ce ne soit pas nécessairement au prix de l’oubli ou du rejet de ce qui existait déjà. Je pense donc que la nostalgie que l’on me dit souvent sentir dans mes livres vient sans aucun doute de mon propre penchant nostalgique naturel, de ma volonté d’essayer de retenir autant que possible ce qui est, de ne pas laisser détruire ou disparaître des choses dont on s’aperçoit trop tard qu’elles étaient importantes.

Vous avez créé un nouveau genre : le « carnet de promenade », la déambulation méditative, de minuscules voyages au bout de la rue et dans les souvenirs. Après L’Homme qui marche, il y a eu Furari [un album dont l’action se situe au début du XIXe siècle, NDLR] et vous travaillez, je crois, à un projet similaire sous l’ère Meiji (1868-1912). Est-ce devenu aujourd’hui votre genre de prédilection ?
J’aime beaucoup créer des livres dans le genre de Furari, imaginer des promenades dans d’autres temps que le temps présent. Je viens effectivement de me lancer dans un nouveau livre de ce genre qui se situe à la fin de l’ère Meiji, avec comme personnage central le passionnant écrivain Koizumi Yakumo [Lafcadio Hearn, un écrivain irlandais qui prit la nationalité japonaise]. Mais je viens à peine de commencer ce travail, je ne peux pas vous en dire beaucoup plus.

Tomoji.

Tomoji. © Jiro Taniguchi/Rue de Sèvres

Le Gourmet solitaire a été adapté en série par la télévision japonaise et c’est un succès puisque une quatrième saison est d’ores et déjà annoncée. Les ventes du livre dépassent les 400 000 exemplaires et une figurine du « héros » a même été fabriquée ! Que cela vous inspire-t-il ?
J’ai été surpris d’abord qu’un projet d’adaptation audiovisuelle soit envisagé, puis qu’il soit mené à son terme et qu’en plus ce soit vraiment un grand succès, qui retentit sur la vente de mes livres aussi. Je n’avais bien sûr rien imaginé de tout cela. Je pense que ce succès doit aussi beaucoup à l’éditeur qui a eu une excellente idée en lançant ce projet. Cela me fait bien sûr plaisir mais ne change pas beaucoup mon quotidien. Si, quand même : il m’apporte une certaine aisance matérielle qui est plutôt rassurante et qui fait que, sans être trop inquiet financièrement, je peux actuellement me consacrer uniquement à ce que j’ai envie de faire – ce que j’ai d’ailleurs presque toujours fait –, mais avec l’inquiétude matérielle en moins. C’est donc plutôt agréable. Mais sur le plan du travail lui-même, cela ne change rien, au fond. Un volume 2 du Gourmet solitaire est en cours de préparation pour une publication au Japon cet été.

Dans votre œuvre, on voit souvent des gens à table, en train de manger… Quelle place la nourriture tient-elle dans votre vie ?
Si les scènes de repas sont très présentes dans mes livres, c’est parce que se nourrir est une des activités essentielles de la vie humaine et que, donc, traitant du quotidien, je ne peux qu’y donner une large place. Quand je lis ou regarde des films, je suis toujours très intéressé par les scènes de repas : on y voit beaucoup d’une culture, des habitudes d’un pays ou des gens. De même, dans mes livres, je tente par ces scènes détaillées de restituer des éléments importants constituant mes personnages ou leur environnement. Cela dit, on s’y trompe souvent, je ne suis pas un « gourmet ». J’aime bien manger et je m’intéresse à ce que mangent les gens et à comment ils le font, mais pas d’un point de vue de critique gastronomique ni même de gastronome. Bien sûr la nourriture est très importante dans la culture japonaise, mais elle l’est aussi dans la culture française, et dans beaucoup, si ce n’est toutes, les cultures. Et je vais vous le dire franchement : je ne fais pas la cuisine !

TOMOJI.

TOMOJI. © Jiro Taniguchi/Rue de Sèvres

Vous travaillez souvent avec des scénaristes différents. Aimez-vous à ce point le travail collectif ou est-ce par obligation ? Vous déplorez souvent n’avoir pas fait assez d’études lorsque vous étiez jeune, vos scénaristes sont-ils là pour pallier ce manque ?
Le travail avec des scénaristes n’est pas une obligation et, même si je n’ai pas un goût particulier pour le travail collectif, j’accepte souvent les propositions de collaboration qui me sont faites parce que, par expérience, je sais que le travail avec un scénariste m’ouvre des horizons que je n’aurais sans doute pas atteints seul. Le travail avec une autre personne me fait découvrir des choses que je ne connaissais pas et même, parfois, me révèle des choses que je ne soupçonnais pas chez moi. C’est donc une façon de m’enrichir et d’enrichir mon travail. J’ai effectivement toujours pensé que j’aurais dû profiter davantage de ma jeunesse pour étudier plus que je ne l’ai fait. Et je pense que j’ai encore beaucoup à apprendre. La collaboration avec un scénariste peut donc m’apporter un savoir que je n’ai pas, m’ouvrir les yeux sur des choses inconnues ou me pousser à faire de nouvelles recherches que je peux éventuellement mettre à profit, même dans des livres que je réalise seul.

Vos albums sont peu bavards, faites-vous vous même vos dialogues ? Vous sentez-vous à l’aise avec les mots et les dialogues ?
Je pense ne pas être très habile dans la manipulation des mots. Non que je n’aime pas dialoguer mais j’ai souvent le sentiment de ne pas bien m’exprimer. Dans les histoires que je dessine il y a cependant une part d’expression écrite aussi. J’essaye de choisir les mots justes, sans les multiplier, et de suggérer ce qui n’est pas dit par des expressions, des attitudes du corps, des éléments du décor.

Que ressentez-vous en tant qu’homme et dessinateur devant le massacre de vos homologues de Charlie Hebdo ?
J’ai été très choqué par ce qui s’est passé. Bien sûr, toute mort dans ce genre de situation de violence choque. Mais comme plusieurs des victimes sont des dessinateurs, comme moi, ces assassinats m’ont bien sûr encore davantage touché. Il ne naît rien de ce genre d’acte violent sinon de la tristesse, de la peur, cela ne peut que déboucher sur une impasse.
Je ne sais pas encore bien quels mots mettre sur tout cela. Pour le moment je ne peux que présenter toutes mes condoléances aux familles, amis, collaborateurs des victimes.

Interview par courriel, traduction de Corinne Quentin (janvier 2015).
42e Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, du 29 janvier au 1er février 2015.

 

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus