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Argentine

Mort du procureur Nisman: ses dernières heures et les premières pistes

Suicide, suicide « provoqué » ou assassinat ? A une semaine de sa disparition, les hypothèses sur la mort du procureur Alberto Nisman, qui accusait la présidente Cristina Kirchner, restent ouvertes. Et l’ombre portée des services de renseignement argentins pèse sur l’enquête.

Le procureur Alberto Nisman.
Le procureur Alberto Nisman. AFP
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Par notre correspondant à Buenos Aires,

Le 18 Juillet 1994, 85 personnes sont mortes et plus de 300 ont été blessées dans l'attaque terroriste contre la mutuelle juive Amia à Buenos Aires.
Le 18 Juillet 1994, 85 personnes sont mortes et plus de 300 ont été blessées dans l'attaque terroriste contre la mutuelle juive Amia à Buenos Aires. wikipédia

La mort du procureur Alberto Nisman a secoué et secoue toujours l’Argentine. Nisman était un des magistrats les plus médiatiques du pays. Il avait été propulsé sur le devant de la scène en 2009, quand il avait demandé au juge en charge de l’affaire Amia, d’inculper huit personnes (deux libanais du Hezbollah et six responsables iraniens, dont cinq ont fait l’objet de mandats d’arrêt internationaux) pour leur responsabilité dans l’attentat contre cette mutuelle juive, qui avait fait 85 morts et plus de 300 blessés en 1994 à Buenos Aires. Nisman était revenu à la Une des journaux argentins le 14 janvier 2015, après avoir accusé la présidente Cristina Kirchner d’être l’auteure d’un « plan criminel » visant à blanchir les inculpés iraniens recherchés par Interpol. L’opposition l’avait convoqué au Parlement pour présenter les preuves de cette grave accusation au cours d’une audience spéciale fixée au lundi 19, à 15 heures. Mais, au petit matin, stupeur : l’Argentine apprend que l’on a trouvé son corps sans vie à son domicile dans la nuit de dimanche.

Trois hypothèses circulent sur la mort du procureur

Depuis, trois hypothèses sont avancées pour expliquer la disparition du procureur : le suicide d’un homme qui n’aurait pas résisté à la pression ; le suicide provoqué par un tiers ; et l’assassinat. Sauf pour la première évidemment, on pense à une intervention d’agents de renseignement. Pour la procureure en charge de l’enquête, Viviana Fein, à une semaine de la mort de Nisman, les trois pistes restent ouvertes. Et ce que l’on connaît des faits ne permet effectivement pas de trancher.

On sait qu’Alberto Nisman rentre précipitamment de ses vacances en Europe le 12 janvier. Il était avec la plus âgée de ses filles et devait retrouver son ex-femme, venue de Buenos Aires avec la cadette, le 19, à Paris, pour fêter en famille les 15 ans de l’aînée. Mais il part le 11 de Madrid, en la laissant seule à l’aéroport, où sa mère vient la chercher trois heures après.

Un road-show médiatique peu de temps avant le décès

Le mardi 13, Nisman présente à la juge fédérale de permanence (on est en plein été et les tribunaux sont fermés) un texte de 290 pages, signé du jour même, accusant la présidente, le ministre des Affaires étrangères et six autres personnes, d’un « plan criminel » visant à blanchir les inculpés iraniens de l’Amia dans le cadre d’un accord secret avec Téhéran. Le lendemain, il envoie un résumé de l’acte d’accusation à certains journalistes ainsi qu’à des parlementaires de l’opposition. En soirée, il commence un road-show médiatique qui durera jusqu’au vendredi. Entre-temps, l’opposition décide de le convoquer pour le lundi 19 en session extraordinaire (le Parlement est aussi en vacances). Après un démenti très dur du ministre des Affaires étrangères et un autre, ferme et circonstancié, de l’ancien secrétaire général d’Interpol, qui infirme un point central de l’accusation de Nisman (voir encadré), les parlementaires de la majorité décident de participer à l’audience pour, disent-ils « démonter une opération contre la présidente ».

Nisman passe la journée du samedi 17 à son domicile, au 13e étage d’une des trois tours du complexe Le Parc, à Puerto Madero, un des quartiers les plus chics et sûrs de Buenos Aires. Il a donné congé à ses gardes du corps (dix membres de la police fédérale, qui se relaient par groupes de deux ou trois pour assurer sa sécurité depuis 2007) vendredi soir, en leur demandant de revenir le dimanche à 11h30. D’après divers témoignages, il n’aimait pas les avoir à proximité en permanence et n’avait recours à eux que pour ses déplacements. Selon plusieurs personnes avec qui il a été en contact samedi, il travaillait à la présentation qu’il allait faire au Parlement. Certains affirment qu’il se sentait menacé.

Nisman voulait une arme pour le week-end

En tout cas, un de ses gardes du corps a déclaré à la procureure Viviana Fein que Nisman l’avait appelé dans la matinée pour lui demander une arme. Le policier aurait refusé et lui aurait proposé de renforcer sa protection. Nisman aurait dit que ce n’était pas nécessaire, qu’il voulait seulement avoir un pistolet dans sa voiture quand il sortait avec ses filles, et qu’ils en reparleraient lundi.

Un peu plus tard, il appelle un de ses collaborateurs, un informaticien qui travaille avec lui depuis des années, Diego Lagomarsino. Il sait que ce dernier possède un pistolet Bersa Phantom calibre 22 et il lui demande de le lui prêter pour le week-end. Lagomarsino accepte et se rend au domicile du procureur vers 19h. Selon sa déclaration, il reste 45 minutes chez Nisman, qui lui offre un café, et il lui laisse le pistolet. Le passage de Lagomarsino aux heures indiquées figure dans le cahier tenu par la sécurité privée de la tour.

Le dimanche 18 janvier, trois des gardes du corps de Nisman arrivent au pied du bâtiment à 11h05. Après un temps d’attente, ils l’appellent sur ses téléphones portables, mais le procureur ne répond pas. Initialement, il avait été dit que le premier appel avait eu lieu à 13h30 mais certaines sources signalent maintenant des contradictions entre les déclarations des gardes du corps qui le situeraient entre 14 et 17h. Ensuite, ils joignent la secrétaire de Nisman, qui ne parvient pas non plus à entrer en contact avec lui. Ils montent au 13° étage. Ils trouvent les journaux livrés le matin devant la porte de l’appartement et sonnent, sans obtenir de réponse. Après quoi, les policiers se rendent chez la mère du procureur, censée connaître le code numérique de la porte principale et détenir un double des clés de la porte de service. Ils font deux allers-retours avec elle sans parvenir à ouvrir l’une des deux portes. À 22h, ils appellent un serrurier, qui crochète une des serrures et leur permet d’accéder à l’appartement par l’entrée de service à 22h30.

Le décès est intervenu « vers midi »

Quelques minutes plus tard, la mère et un des policiers trouvent le corps de Nisman, gisant dans une mare de sang, dans sa salle de bains. Ils n’y rentrent pas : le corps bloque la porte, qui est entrouverte. Les gardes alertent leurs supérieurs. Peu avant 23h, trois ambulances se présentent devant la tour, deux du Samu, la troisième d’une assurance de santé privée, appelée par la mère de Nisman. Seul le médecin de cette dernière est autorisé à monter. Il constate la mort à travers la porte entrebâillée, au vu de la rigueur cadavérique du corps, mais il ne signe pas d’acte de décès. Peu après une heure du matin arrivent successivement le juge fédéral Manuel Campos, le secrétaire d’Etat à la Sécurité Sergio Berni et la procureure Viviana Fein. Ils sont suivis par les experts légistes qui n’entrent dans la salle de bain qu’après avoir photographié et filmé la scène de l’extérieur. Nisman, habillé d’un tee-shirt et d’un bermuda, est effectivement mort. Sur sa tempe droite, un orifice, et sous son corps, un pistolet. Le corps est transporté à la morgue à 5h du matin. Entre-temps, et avant de relever d’éventuels indices, les enquêteurs ont photographié tout l’appartement et, page par page, l’ensemble des documents trouvés dans le bureau du procureur.

La procureure Viviana Fein est chargée d'enquêter sur le décès d'Alberto Nisman. Photo prise le 19 janvier, sur les lieux du décès.
La procureure Viviana Fein est chargée d'enquêter sur le décès d'Alberto Nisman. Photo prise le 19 janvier, sur les lieux du décès. AFP PHOTO / TELAM / CLAUDIO FANCHI

D’après l’autopsie, Nisman est mort d’une balle tirée à bout portant avec le pistolet trouvé dans la salle de bains, qui est bien le Bersa que lui avait fourni Lagomarsino. Le décès est daté du dimanche 18, « vers midi » selon une déclaration de la procureure de ce samedi 24 janvier, aux alentours de 14h30 d’après des informations qui avaient filtré quelques jours plus tôt. Son corps ne portait pas de marques de violences. Une première analyse n’a pas décelé de traces de poudre sur ses mains mais une contre-expertise doit être effectuée. On a appris par ailleurs que Nisman avait eu, il y a quelques années, deux licences de port d’arme, aujourd’hui périmées, pour un pistolet calibre 22 et un revolver de 38 mm. Il avait informé s’être débarrassé du premier mais n’avait rien dit du second, qui n’a pas été trouvé à son domicile. Enfin, l’enquête a dévoilé l’existence d’un troisième accès à son appartement, un local technique - où l’on a trouvé des traces en cours d’examen -, communiquant avec celui du voisin, propriété d’un étranger et inoccupé au moment des faits.

Sur la base de ces éléments, les premières interrogations concernent les policiers en charge de la sécurité de Nisman. Comment expliquer qu’ils l’aient laissé seul du vendredi soir au dimanche matin et que, présents sur les lieux alors que, selon l’autopsie, le procureur était encore vivant, ils aient mis plus de onze heures pour pénétrer dans l’appartement ? Incompétence et trop longue fréquentation du magistrat, qui les avait habitués à se maintenir à distance ? On sait que dans ce genre de situations, les réflexes professionnels se perdent. Mais on peut penser aussi à une volonté délibérée de laisser libre ce qui deviendrait la scène du drame.

La thèse du suicide réfutée par la famille

Que peut-on dire, maintenant, des trois hypothèses avancées au sujet de la mort de Nisman ? Celle du suicide, réfutée par ses proches, a été initialement privilégiée par la procureure, qui a affirmé qu’il n’y avait pas eu « d’intervention d’une tierce personne » en se fondant sur le fait qu’il n’y avait pas eu d’effraction et que la porte de service était verrouillée de l’intérieur. L’absence de poudre sur les mains de Nisman et la découverte du troisième accès à l’appartement a ensuite conduit à mettre en doute cette piste. Mais elle a resurgi avec force quand on a appris l’insistance avec laquelle il avait cherché, samedi, à se procurer l’arme avec laquelle il devait mourir le lendemain. Le démenti de l’ancien secrétaire général d’Interpol, le vendredi 15, qui ébranlait son accusation contre la présidente, pourrait expliquer qu’il se soit donné la mort. Reste que ceux qui ont parlé avec lui samedi après-midi ne décrivent pas un homme déprimé ou désespéré, mais confiant bien qu’inquiet.

L’hypothèse du suicide provoqué par un tiers s’alimente des mêmes éléments que ci-dessus, tout en ajoutant que Nisman aurait été l’objet d’une manipulation. On l’aurait fait rentrer d’Europe d’urgence en lui disant que c’était le moment de présenter ses accusations contre la présidente, au lieu d’attendre la reprise des tribunaux en février, ce qui expliquerait qu’il ait laissé sa fille à Madrid dans les conditions précédemment évoquées. Avec quels arguments ? Peut-être qu’il allait être dessaisi du dossier Amia. Nisman accuse, se répand dans les médias, il est convoqué au Parlement. Et samedi, au lendemain du démenti de Noble, on lui aurait fait savoir que les preuves qu’on lui a fournis pour fonder son accusation n’en sont pas. Le « on » dont il est ici question est bien évidemment un (ou des) agent(s) de renseignement.

Le rôle de Stiusso dans l'enquête sur l'attentat contre Amia

Rocambolesque ? Pas tellement, parce que Nisman était très proche de ce monde-là. Son enquête sur l’attentat contre l’Amia devait beaucoup au travail d’un homme, Jaime Stiusso, considéré il y a peu encore comme le plus puissant des membres du SI (Secretaría de Inteligencia), équivalent local de la CIA américaine. Stiusso, en poste depuis 1972, donc avant la dictature militaire, avait été mis en contact avec Nisman en 2004 par l’ancien président Néstor Kirchner lui-même, pour l’aider dans ses investigations. Et il est un fait que la demande d’inculpation des suspects iraniens repose essentiellement sur des écoutes téléphoniques provenant des services de renseignements, de même que l’accusation contre la présidente Cristina Kirchner présentée il y a quelques jours.

La supposée manipulation de Nisman par des agents de renseignement est également évoquée dans l’hypothèse de l’assassinat, ouvertement avancée par Cristina Kirchner sur Facebook jeudi 22 (quatre jours plus tôt, sur le même réseau social, elle penchait plutôt pour le suicide). Selon la présidente, qui dénonce aussi le monde obscur du renseignement, on aurait utilisé le procureur pour l’attaquer, avant d’en faire une victime et de renforcer ainsi l’accusation contre elle. Dans cette version des faits, comme pour le suicide provoqué, les responsables seraient des agents ou des anciens agents du SI cherchant à déstabiliser le gouvernement.

En Argentine, la mort suspecte du procureur Nisman a choqué beaucoup de gens, qui demandent justice, comme ici, à Buenos Aires, le 21 janvier 2015.
En Argentine, la mort suspecte du procureur Nisman a choqué beaucoup de gens, qui demandent justice, comme ici, à Buenos Aires, le 21 janvier 2015. REUTERS/Enrique Marcarian

Il y a évidemment une autre version, jamais formulée publiquement par des responsables politiques, mais qui est dans la tête de beaucoup d’Argentins hostiles à la majorité présidentielle : il s’agirait d’une action menée par des agents fidèles au pouvoir afin d’empêcher Nisman de parler. Néanmoins, la fragilité des accusations contre la présidente et le fait que celle-ci soit la plus affectée politiquement par la mort du procureur incitent à la prudence en ce qui concerne cette piste.

Les services secrets argentins soupçonnés

Mais si de telles thèses peuvent circuler, c’est d’abord parce que les services secrets n’ont pas été dépurés après la dictature (comme le prouve la permanence d’un homme comme Stiusso) et que depuis 1983, aucun gouvernement démocratique n’a pu (ou cherché à) les contrôler (certains, dont l’actuel, les ont quand même utilisés pour des écoutes illégales d’opposants ou de journalistes). Et ensuite, parce qu’en décembre 2014, le SI a été secoué par une guerre interne qui a conduit le gouvernement à en changer la direction et à en exclure certains agents, dont Stiusso, jusque-là directeur des opérations. D’où le soupçon que ces derniers puissent agir contre le pouvoir.

L’analyse des appels des quatre téléphones mobiles de Nisman devrait apporter des renseignements précieux, en particulier en ce qui concerne la piste du suicide provoqué. Pour ce qui est de l’éventuel assassinat, on attend des indices de l’examen des traces recueillies dans le local technique permettant d’accéder à l’appartement du procureur, des enregistrements des caméras de sécurité, ainsi que des cahiers d’entrées et sorties des trois tours du complexe Le Parc, qui communiquent à travers un parking souterrain commun. Mais les Argentins ne se font pas trop d’illusions : selon un sondage, 70 % d’entre eux pensent que la mort de Nisman ne sera pas élucidée, comme ce fut le cas dans le passé pour une dizaine de suicides supposés ou d’assassinats suspects de personnes liées à des affaires où le pouvoir était impliqué. Et, sauf très improbable avancée déterminante dans l’enquête, la disparition du procureur pèsera sur la campagne de la présidentielle d’octobre 2015.


 ■ Les faiblesses de l’accusation de Nisman

Publiée 48 heures après la mort du procureur sur la page web de la Cour suprême de Justice, l’accusation de Nisman contre la présidente Cristina Kirchner, le ministre des Affaires étrangères Héctor Timerman, le député Andrés Larroque et cinq autres personnes, est un texte de 290 pages, bien construit et argumenté, mais qui présente au moins deux importantes faiblesses.

D’abord, le point central du supposé « plan criminel » dirigé par la présidente serait que l’Argentine demanderait à Interpol la levée des avis de recherche internationaux lancés contre les iraniens inculpés pour l’attentat contre l’Amia. Selon Nisman, Ronald Noble, le secrétaire général d’Interpol, se serait opposé à cette demande présentée par Timerman. Mais Noble, qui a quitté son poste en décembre 2014, l’a démenti formellement le 15 janvier, affirmant que, bien au contraire, le ministre n’avait cessé d’insister pour que les mandats d’arrêt soient maintenus. En contrepartie, toujours d’après Nisman, l’Iran vendrait du pétrole à l’Argentine, ce qui n’est pas arrivé non plus.

Ensuite, l’accusation repose sur des enregistrements téléphoniques de conversations d’un homme présenté comme le contact des Iraniens en Argentine, Alejandro Khalil, avec un des inculpés, Moshen Rabbani, à Téhéran, et localement, avec deux leaders sociaux connus pour être proches de l’Iran et deux soi-disant agents de renseignement. Tous, des personnages obscurs et n’occupant pas de postes officiels. Si les enregistrements sont authentiques, il ne fait pas de doute que ces personnes oeuvraient pour mettre en place un plan destiné à blanchir les Iraniens. Mais dans les enregistrements il n’y a aucune intervention de Cristina Kirchner, de son ministre des Affaires étrangères ou du député Larroque. Et, sauf ce dernier, ils ne sont mentionnés qu’indirectement dans les conversations : « Ce sont des ordres de la chef», «C’est une bourde du juif» (allusion à Timerman, qui est de cette confession), «Je vais voir Larroque», etc. Selon de nombreux juristes, il serait très difficile d’inculper la présidente à partir de ces enregistrements.

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