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Auschwitz : 70 ans après, les derniers témoins de l'enfer

TEMOIGNAGES - La France compterait aujourd’hui environ 300 survivants d'Auschwitz, le camp nazi libéré le 27 janvier 1945. Le JDD a interrogé neuf d’entre eux, âgés de 85 à 92 ans, prêts à témoigner jusqu’à leur dernier souffle.

Marie Quenet , Mis à jour le
Henri Borlant, Ida Grinspan, Sarah Montard et Marceline Loridan-Ivens ont livré leur témoignage dans "Traces de l'enfer" (Larousse).
Henri Borlant, Ida Grinspan, Sarah Montard et Marceline Loridan-Ivens ont livré leur témoignage dans "Traces de l'enfer" (Larousse). © Eric Baudet / Divergence pour le JDD

"Si quelqu'un m'avait dit à l'époque que je serais encore là soixante-dix ans après, je l'aurais traité de fou." Et pourtant… Ce rescapé fêtera bientôt ses 90 ans. Comme lui, 300 à 350 survivants du camp d'extermination nazi vivraient encore en France. Ultimes témoins de cette machine de mort où furent gazés près d'un million de juifs. Certains, comme Simone Veil, ne sont plus en état de s'exprimer. D'autres ont choisi le silence. Une vingtaine continue, inlassablement, à témoigner.

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À la veille du 70e anniversaire de la libération du camp, le JDD en a interrogé neuf. Cinq femmes, quatre hommes, tous déportés à la fleur de l'âge après une rafle, une dénonciation, un acte de résistance. La benjamine a 85 ans, le doyen "92 ans et demi". "Beaucoup d'entre nous disent qu'ils sont nés quand ils sont rentrés", précise ­Raphaël Esrail, président de l'Union des déportés d'Auschwitz (UDA). "J'ai donc 70 ans…"

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Ce séjour en enfer leur a laissé des séquelles : des difficultés à se déplacer après les marches de la mort, "du mal à respirer", un corps "cousu de douleurs"… Aujourd'hui, certains s'aident d'une canne, se déplacent en taxi ou en compagnie de leur conjoint. Les yeux voient moins bien, parfois la mémoire s'émousse. "Mais Auschwitz, on l'a en nous. C'est ineffaçable", remarque Sarah Montard, 86 ans*.

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Témoignages

Pendant longtemps, ils n'ont pas parlé. Yvette Lévy, qui pesait 30 kg à sa libération, se souvient de son retour en France : "Maman m'a récupérée au Lutetia. Quand papa est rentré du travail le soir, il s'est mis à pleurer. Un grand et bel homme, blessé deux fois à la guerre de 14-18! Le voir ainsi m'était très dur, alors je me suis tue. On ne m'a jamais posé de questions." Plus tard, avec ses enfants, elle a du mal à trouver les mots… "Ma fille a beaucoup souffert psychologiquement, confie la vieille dame. Je l'ai perturbée avec mes cauchemars. J'ai rêvé et crié pendant de longues années. Ma terreur, c'était les chiens." Et elle conclut : "Je sais mieux raconter aux élèves qu'à ma propre fille."

Henri Borlant*, seul survivant parmi les 6.000 enfants de moins de 16 ans déportés à Auschwitz en 1942, a commencé à témoigner en 1992 : "La première fois, j'étais incapable de parler en public. En plus, dire devant des gens que je ne connaissais pas "Je suis juif", c'était contre-nature, imprudent. J'avais mal au ventre, je transpirais." Depuis, il a rencontré "des milliers et des milliers" d'élèves. Il conserve précieusement toutes leurs lettres. Et lit, tremblant d'émotion, la lettre reçue cette semaine l'informant que le Premier ministre le nomme chevalier dans l'Ordre des Palmes académiques.

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De moins en moins nombreux, les survivants sont plus sollicités. "J'ai 90 ans dans quinze jours, mais je ne vois pas quand je vais pouvoir les fêter", explique Ginette Kolinka, qui accompagnait cette semaine des élèves en Pologne. "Je témoigne tous les jours, sauf le dimanche. Il m'arrive même de le faire plusieurs fois dans la même journée." Tous semblent portés : "Moi qui suis fatigué à la seule idée de voyager, je cours comme un jeune homme quand il s'agit de témoigner", s'amuse l'un. "Dans un, deux ou trois ans, il n'y aura plus personne, analyse Marceline Loridan-Ivens*. Il faut donc avoir le courage de raconter jusqu'au bout. Pour les morts - les seuls vrais témoins, passés au gaz - et pour l'avenir."

Pèlerinage

Le 27 janvier des cérémonies commémoreront la libération du camp en Pologne. "Je n'ai pas envie d'y aller, s'écrie Raphaël Esrail. Quand il fait - 20°C, moi, c'est terminé. Je n'ai pas envie de mourir à Auschwitz!" Eux qui ont connu les appels interminables, en guenilles, se méfient du froid. "Une amie, ancienne déportée, a attrapé la crève en y retournant, assure l'un d'eux. Quinze jours après, elle était morte."

Seule une poignée a encore la force de multiplier les allers-­retours. Yvette Lévy s'est rendue plus de deux cents fois là-bas depuis sa libération. "Jusqu'à l'an dernier, je faisais jusqu'à 12 voyages par an. C'est un devoir. Je reviens toujours au camp parce que je n'en suis jamais sortie. Il faut parler contre les négationnistes, expliquer noir sur blanc. Un voyage sans témoin, c'est plutôt raté." Quoi de plus parlant que de montrer les latrines, bloc de ciment et trous alignés, pour expliquer la honte?

D'autres, comme Ida Grinspan*, ont dû renoncer au voyage : "Je n'y vais plus depuis trois ans parce que je ne peux pas marcher. Et moralement, cela me faisait de plus en plus mal. J'étais choquée de voir des gens se prendre en photo devant les vitrines de cheveux ou pique-niquer devant les barbelés. On va là-bas pour se recueillir." C'est pour cela que Jacques Altmann, 91 ans, voudrait y retourner encore une fois : "Toute ma famille a disparu. Là-bas, c'est leur tombe. Je dois faire un gros effort pour y aller."

Tatouage

Ce matricule inscrit dans leur chair, c'est un signe qui les relie. Il n'y a qu'à Auschwitz que les déportés ont été systématiquement tatoués. Soixante-dix ans après, Raphaël Esrail, le président de l'UDA, relève sa manche et dévoile une cicatrice blanche : "Moi, je me le suis fait brûler vers 1951. Je considérais que je n'étais pas une vache!" Une rescapée, nous dit-on, l'a retiré et mis sous verre. Mais la grande majorité l'a conservé.

Henri Borlant montre chaque fois son tatouage aux élèves : "Je leur dis qu'ils peuvent le photographier car on n'est pas sûr d'être encore là l'an prochain. Ils ont fait cela pour nous avilir. J'ai décidé d'en faire quelque chose dont je suis fier. Cela me permet de dénoncer les actes des nazis. Et puis, j'ai le numéro 51.055. Pour ceux qui connaissent, cela veut dire que j'ai résisté pendant trente-trois mois, c'est comme si j'avais le plus haut grade de la Légion d'honneur!" Lors de la conférence de presse organisée par les éditions Larousse, des déportées comparent leur tatouage : "Quel numéro tu as, toi?", "Ah, tu es arrivée après moi…"

Mais avant, le chemin a été long. "Un temps je l'ai caché, puis je l'ai montré, maintenant j'oublie", explique Ginette Kolinka, 89 ans. "L'été, sur la plage, personne ne m'a jamais arrêtée pour me dire : "Vous avez un numéro tatoué, vous avez été déportée?" Les gens savent-ils seulement ce que cela signifie?"

La vie depuis

"Je souhaite à tout le monde d'avoir une vie comme la mienne après mon retour d'Auschwitz, dit Ginette Kolinka. J'ai eu un métier où j'étais toujours dehors, je faisais les marchés, cela me plaisait. Et je n'ai pas eu de problèmes familiaux. J'ai eu un bon mari, ancien prisonnier de guerre. Mon fils est reconnu, c'était le batteur du groupe Téléphone…" Ces témoins se plaignent peu. Ils sont devenus médecin, petite main dans la confection, ingénieur… Beaucoup ont donné à leurs enfants le prénom d'un "frère de misère" disparu dans les camps. Sarah Montard en a aujourd'hui deux ; sa fille s'appelle Claire en mémoire d'une amie déportée à Auschwitz, Bergen Belsen et décédée à 17 ans à Dora. "En 2014, je suis devenue arrière-grand-mère. C'est vraiment mon bonheur, ma revanche, un dernier pied-de-nez à Hitler!"

Malgré tout, beaucoup ne se considèrent pas comme "normaux". "On est siphonné de chez siphonné, s'exclame la cinéaste Marceline Loridan-Ivens*, qui a préféré ne pas avoir d'enfants. Plus on vieillit, plus le passé remonte. Le camp est dans nos têtes." Certains font encore des cauchemars. "Il m'arrive de rêver que je suis encore là-bas. Je vois ces gens qui défilent", décrit Jacques Altmann, qui fut longtemps le porte-drapeau de l'amicale d'Auschwitz. "Chaque jour, les SS triaient 10.000 à 14.000 personnes…"

Impossible d'apercevoir les cheminées bordant le périphérique parisien sans penser aux chambres à gaz, de jeter le moindre reste de nourriture, d'oublier les humiliations : "Quand mon père a dû se mettre nu devant tout le monde, qu'on nous a tondu les cheveux, au début, ce fut un choc épouvantable." De taire "la faim, la soif, la peur de passer au gaz, l'odeur de chair brûlée en permanence, la violence des SS, des kapos, des détenus de droit commun, la nôtre aussi. Nous n'étions pas des anges, nous étions en enfer."

Quand les anciens déportés posent devant les photographes, l'un finit par lâcher : "On ne devrait pas rire…" Ida Grinspan, pimpante dans sa veste rouge, coupe : "On est libérés, ne l'oubliez pas!" La blessure ne se referme pas. "Mon père et mon petit frère, vous savez, c'est moi qui leur ai conseillé de monter dans le camion, confie la pétillante Ginette. Ils faisaient partie des catégories directement dirigées vers les chambres à gaz, il n'empêche, je m'en suis toujours sentie responsable."

L'antisémitisme

Très peu ont pu descendre dans la rue pour défendre les valeurs de la République après les assassinats de la semaine dernière . Mais ils ont été frappés au cœur. "J'ai promis à ma fille de ne pas y aller, soupire Yvette Lévy, qui souffre d'arthrose et de cataracte. Mais j'ai beaucoup pleuré, toute seule, en regardant la télé."

L'avenir les inquiète. "Quand il y a eu les premières attaques antisémites, les Français n'ont pas bougé. Là, avec Charlie Hebdo, c'est mieux parti, réagit Marceline Loridan-Ivens. Mais je n'ai pas envie d'être protégée, je veux être libre. La manifestation, c'est formidable mais qu'est-ce qu'on va en faire? Les Français musulmans doivent se faire entendre davantage." L'idée de s'expatrier n'a pas l'air de séduire. "Ce que je trouve affolant, ce sont ceux qui quittent la France pour aller en Israël, pour aller recevoir des bombes là-bas, juge un rescapé. Nous devons faire ce qu'il faut en France pour continuer à vivre en paix."

Jusqu'à leur dernier souffle, ces témoins martèlent leur message. "Il faut se battre pour défendre les droits de l'homme, contre le racisme, l'antisémitisme, la xénophobie, le chauvinisme", répète Charles ­Palant*, qui a contribué à la création du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (Mrap). Aujourd'hui confiné chez lui, relié à une bonbonne d'oxygène, il se veut "confiant dans l'avenir du genre humain".

Et demain?

Ces derniers rescapés savent qu'ils ne seront pas éternels. "On ne va pas nous embaumer, plaisante Ida Grinspan. Mais j'espère que le bon sens l'emportera. Aujourd'hui les négationnistes sont un peu en veilleuse, mais qu'en sera-t-il lorsqu'il n'y aura plus de témoins?" Ils veillent donc à laisser des traces : rencontres avec les élèves, DVD de témoignages** pour les professeurs, ouvrage collectif*…

Presque tous ont écrit un livre. Henri Borlant a publié le sien, Merci d'avoir survécu à 83 ans. "À sa sortie, il a été toute l'année dans les meilleurs ventes, se félicite cet homme modeste. Je suis passé à La Grande Librairie, sur France Inter… Notre volonté dans le camp était que cela se sache. Le pari a été tenu."

Marceline Loridan-Ivens, elle, a réalisé un film qui s'inspire de sa déportation, La Petite Prairie aux bouleaux, en 2003. Sur sa tombe, elle a prévu de faire graver le numéro 78.750. Le matricule qu'on lui a brutalement tatoué à 15 ans, à son arrivée à Auschwitz. 

* Ils témoignent dans le livre "Traces de l'enfer" (Larousse), qui sortira le 17 mars.
** "Shoah mémoire demain", Hatier, 2009.

Source: JDD papier

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