Mémoire de la Shoah : la Toile, devenue un vaccin contre l’oubli

Mémoire de la Shoah : la Toile, devenue un vaccin contre l’oubli

Alors que les derniers rescapés du génocide juif vont disparaître, la numérisation des témoignages et des archives perpétue les mémoires. Sélection des ressources accessibles en ligne.

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Salle des noms  Yad Vashem, Isral
Salle des noms à Yad Vashem, Israël - David Shankbone/Wikimedia Commons/CC

L’actualité engendre des rapprochements douloureux  : on commémore ce mardi la découverte, il y a 70 ans, du camp d’Auschwitz par l’Armée rouge. Et la France, devenue en 2014 le premier pays d’émigration de juifs partis faire leur « alyah » en Israël, vient de connaître, après le meurtre en 2012 d’enfants juifs à Toulouse par Mohammed Merah et l’attentat en 2014 de Mehdi Nemmouche au Musée juif de Bruxelles, la tuerie antisémite de la porte de Vincennes par Amedy Coulibaly.

Panneau lectronique de la Ville de Paris, message le 11 janvier 2015
Panneau électronique de la Ville de Paris, message le 11 janvier 2015 - romy tetue/Flickr/CC

Dans les immenses manifestations qui ont suivi les meurtres de Charlie Hebdo et des deux jours suivants, ont fleuri des pancartes et messages associant les journalistes, les policiers et les juifs assassinés par les trois djihadistes.

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Mais on a aussi très vite vu des commentaires sur les réseaux sociaux, au-delà de la énième provocation d’un antisémite obsessionnel, charriant les accusations rituelles («  c’est le Mossad qui est derrière  »), en écho avec certains complotistes patentés et leur scepticisme devant «  la version officielle  ».

1Archiver et nommer

Les premiers temps

 

Il y a là comme un écho dérisoire de l’affrontement entre la mémoire et l’oubli qui, pour la Shoah, a commencé dès les années du génocide  : les nazis furent les premiers négationnistes (PHDN et Anti-Rev.org sont des ressources très utiles en la matière), masquant les assassinats de masse derrière un jargon (comme «  traitement spécial  » ou «  NN  » pour Nuit et brouillard, qui donne plus tard son nom au documentaire d’Alain Resnais en 1955 et à la chanson de Jean Ferrat en 1963).

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Cette volonté d’effacement des traces du crime fut contrecarrée : des juifs cachèrent notes et documents, comme dans le ghetto de Varsovie où des malles furent enterrées, et des journaux intimes nous sont parvenus après-guerre, du plus célèbre (Anne Frank) aux plus récents (en France, Hélène Berr, publiée en 2008).

Les dix heures de Lanzmann

L’histoire des 5 à 6 millions de juifs, dont environ 76 000 déportés de France, et environ 200 000 Tsiganes, assassinés méthodiquement (handicapés et homosexuels ont aussi été victimes des nazis), a d’abord été dissoute, dans la mémoire collective française, avec l’ensemble des déportés et prisonniers. Au point que dans les années 70, il a fallu les travaux d’un historien américain, Robert Paxton, et plus tard (en 1979) la diffusion d’une mini-série TV américaine, «  Holocauste  », pour que l’on parle plus spécifiquement du génocide juif. En 1985, le film « Shoah » (« catastrophe » en hébreu) de Claude Lanzmann fixe le terme pour le désigner.

2Recueillir les témoignages

« Ils ne pourront bientôt plus raconter ce qu’ils ont vu »

 

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Le temps passant, les survivants se raréfient. Les derniers témoins étaient forcément jeunes ou très jeunes dans les années 30-40, et ceux encore en vie, comme Ginette Kolinka, sont à présent octogénaires sinon nonagénaires. Des rescapées centenaires, comme Alice Sommer Herz en 2014, ont disparu ; or on voit dans le récent film « Les Héritiers » l’importance pour les lycéens d’entendre la parole des témoins.

Ce sont graduellement les archives audiovisuelles qui prennent le relais, et la Toile est un vecteur privilégié pour les diffuser. Ainsi la USC Shoah Foundation Institute for Visual History and Education, créée par Steven Spielberg, a réalisé la collecte et l’archivage d’enregistrements vidéo et indexé 52 000 témoignages, réalisés dans 61 pays en 39 langues (dont certains sont accessibles en ligne).

Le travail des historiens, quant à lui, est loin d’être achevé. On parle depuis des décennies de la machine de mort industrielle des trains et des camps de travail et d’extermination, mais ce n’est que depuis les années 2000 que la notion de Shoah par balles a émergé  : avant et pendant l’usage des chambres à gaz pour le meurtre de masse, les unités allemandes des Einsatzgruppen ont fusillé des centaines de milliers de juifs dans l’est de l’Europe, enterrant les corps dans des fosses communes qu’ils avaient fait creuser par leurs propres victimes.

Localiser les fosses communes

Plus tard, le sort de la guerre tournant, les nazis ont vidé ces fosses pour tenter d’incinérer tous les corps. Les travaux, depuis les années 2000, du père Patrick Desbois (il estime à 1 million au moins les victimes enterrées dans des fosses communes) et de son association Yahad-In Unum, ont contribué à faire connaître ces débuts du génocide nazi. L’association l’expose ainsi  :

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« Dans l’ancienne Union soviétique, nous cherchons des témoins oculaires des exécutions de juifs et de Roms, et nous travaillons à identifier tous les sites d’exécutions et toutes les fosses communes. Les témoins survivants approchent et dépassent les 80 ans et ils ne pourront bientôt plus raconter ce qu’ils ont vu. Le temps est désormais compté pour recueillir leur témoignage [des extraits sont disponibles en ligne, ndlr]. Sans leurs souvenirs, il deviendra impossible de localiser les fosses communes et de réunir les preuves du génocide. [...] Yahad-In Unum localise les sites d’exécutions massives de juifs et en recueille des preuves matérielles. Nos équipes enregistrent en vidéo les dépositions de ceux qui ont assisté à ces exécutions. Jusqu’à présent, Yahad a localisé plus de 1 400 sites d’exécution et recueilli 3 580 témoignages au cours de 79 voyages de recherches dans sept pays : l’Ukraine, la Biélorussie, la Russie, la Pologne, la Roumanie, la Moldavie et la Lituanie. »

Ses travaux, à l’opposé de la guerre des nombres victimaire à laquelle incitent certains, ont une visée élargie  :

« La Shoah par balles est le modèle des violences massives d’aujourd’hui. Etudier ce chapitre particulier de la Shoah peut aider d’autres sociétés à combattre la tentation de la violence et à regarder en face les périodes sombres de leur propre histoire, comme le peuple juif l’a fait après la Shoah. »

3Les archives familiales aussi

 

Mur des Noms (vue partielle), au Mmorial de la Shoah  Paris
Mur des Noms (vue partielle), au Mémorial de la Shoah à Paris - Ninaraas/Wikimedia Commons/CC

La mémoire passe par la collecte de sources variées. C’est le travail qu’effectue entre autres le Mémorial de la Shoah à Paris. Le Mur des noms et le Mur des Justes y commémorent dans la pierre les 76 000 juifs déportés de France et près de 3 400 Justes (ceux connus à ce jour) qui ont sauvé des juifs. Ces deux listes minérales ont leur version numérique, via le site du Mémorial.

Ce lieu d’accueil continue à engranger de nouvelles connaissances. Le blog Alma, spécialisé dans les archives, indiquait fin 2013  :

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«  Chaque année, le Mémorial de la Shoah reçoit des milliers de personnes et plusieurs centaines d’entre elles acceptent de confier leurs archives temporairement pour reproduction ou définitivement. En 2012, ce sont plus de 4 500 documents et 3 000 photographies qui ont été donnés par plus de 2 000 personnes pour moitié sous forme d’originaux. Ces documents privés et personnels rejoignent au Mémorial d’autres documents et fonds d’archives, originaux ou reproduits, collectés afin de constituer des preuves de la persécution des juifs.  »

Des lettres du Vel d’Hiv

Comme ailleurs en Europe, l’origine du Mémorial remonte à la clandestinité pendant la Seconde Guerre mondiale : créé en 1943, son ancêtre le Centre de documentation juive contemporaine avait pour objet de collecter tous les documents pour prouver ce qui se passait. Outre des archives d’organismes ou d’administrations, ce fonds englobe des documents personnels  : photos de famille, correspondances (certaines de la rafle du Vel d’Hiv’), papiers d’identité (y compris les faux papiers qui ont parfois sauvé des vies, comme le soulignait un futur président de l’Assemblée nationale, Raymond Forni)...

Le Mémorial de la Shoah indique être le «  plus grand centre d’archives en Europe sur l’histoire du génocide des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, lieu d’éducation et de transmission  ». Il «  détient aujourd’hui [début 2014, ndlr] plus de 40 millions de documents et d’articles, 250 000 photos et 80 000 ouvrages et périodiques  ».

Cette collection s’est encore agrandie, à la fois sous formes physique et numérique  : tout au long de 2014, le Mémorial a effectué une tournée auprès du grand public à travers la France, pour sa première campagne nationale de recueil d’archives [PDF], données ou prêtées pour être scannées.

Parmi ses ressources en ligne, on trouve une encyclopédie multimédia de la Shoah, réalisée avec le musée mémorial de l’Holocauste de Washington (USHMM).

4Mémoriaux, stèles...

Et leurs doubles virtuels

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Plaque commmorative, square du Temple  Paris, IIIe
Plaque commémorative, square du Temple à Paris, IIIe - Perline/Wikimedia Commons/CC

Parmi les plaques commémoratives installées à Paris, un millier sont liées à la Seconde Guerre mondiale, et pour les quatre plaques dédiées aux enfants déportés trop jeunes pour avoir été scolarisés, la formule récurrente est : «  Passant, lis leur nom ; ta mémoire est leur unique sépulture. »

Tous ces humains que les nazis voulaient aussi tuer dans les mémoires sont ainsi, pour ceux dont la trace a été retrouvée, remémorés ; parfois avec des détours par la littérature, comme Dora Bruder, assassinée à 15 ans, à laquelle l’écrivain Patrick Modiano a consacré un livre et qui bientôt pourrait avoir une rue à son nom.

Les photos des wikipédiens

A mesure qu’Internet devient une part de nos vies, la présence numérique de ce qui tient à la mémoire s’étend. Les poses de stèles et de plaques mémorielles (pas si anciennes  : à Paris, dans les années 2000, l’installation de plaques dans des écoles et des squares a rendu visible l’ampleur dans certains quartiers du nombre des victimes) sont relayées en ligne  : par l’image, directement dans Wikipédia et les projets associés (Wikimedia Commons héberge une quantité de photos dans la catégorie Monuments et mémoriaux de l’Holocauste) – comme des centaines d’internautes y ont téléversé ce mois-ci des images autour des attentats de janvier et des réactions.

La mémoire de la Shoah, c’est aussi la mission de Yad Vashem, qui, en Israël, collecte et commémore depuis 1953 l’histoire du génocide juif. On y trouve là encore de nombreuses ressources en ligne, y compris en français.

5Jusqu’à chez soi

Rendre concret

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Le travail de fourmi mené en particulier, d’abord «  à l’ancienne  » depuis les années 70 par l’association des Fils et filles de déportés juifs de France, créée par Serge et Beate Klarsfeld, de collecte des noms, est progressivement démultiplié en ligne. L’exposition organisée d’abord à Paris sur les 11 400 enfants juifs déportés de France perdure sur le Net [PDF].

Les cartes des arrestations

La carte de France des dportations d'enfants
La carte de France des déportations d’enfants - Tetrade.huma-num.fr

Un impressionnant travail de cartographie a été mené, avec les adresses où plus de 6 000 enfants juifs ont été arrêtés dans Paris, à partir des recherches de Serge Klarsfeld, avec Jean-Luc Pinol, professeur à l’ENS de Lyon et directeur du TGE Adonis, et Sabine Zeitoun, historienne, mise à disposition par la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Chaque point a une taille proportionnelle au nombre d’enfants arrêtés à cette adresse.

A l’échelle nationale, une localisation a été effectuée à l’adresse pour Bordeaux, Nice, Marseille, Grenoble et Lyon, pour les communes de banlieue de l’ancien département de la Seine et, bien sûr, pour Paris.

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La carte de Paris
La carte de Paris - Tetrade.huma-num.fr

Utilisé par plusieurs mouvements et organismes – souvent autour de la mémoire de la Shoah, parfois pour d’autres causes liées aux droits de l’Homme –, le terme hébreu « Nizkor » signifie : « Nous nous souviendrons. » Himmler, un des architectes en chef de la Solution finale, exposait en 1943 à Posen aux SS ce « glorieux chapitre dont on ne parlera pas ». Loin de là : 70 ans après, les nazis ont échoué à dissimuler leurs crimes et à effacer la mémoire de leurs victimes.

PS Campus-Le Monde des étudiants a établi une sélection de documents en ligne et d’expositions sur la Shoah, dont un webdocumentaire sur Auschwitz et des vidéos d’actualités et de témoignages à l’Ina (ajout du 28 janvier 2015).

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