
BD - Cette année, la 42eme édition du festival d’Angoulême de la BD qui s’ouvre ce jeudi 29 janvier rendra hommage à sa façon à Charlie Hebdo. L’organisation du festival a annoncé peu après les attentats qu’un prix spécial allait être créé, un "Prix Charlie de la liberté d’expression" qui sera attribué à un auteur dont "l’œuvre incarne la résistance de la pensée face aux idées reçues ou à l’oppression".
Voir le plus grand festival de BD de France se mobiliser après la terrible tragédie qui a frappé l’hebdomadaire satirique, une évidence? Pas tant que cela. Cette institution de la bande-dessinée a toujours été gênée aux entournures lorsqu’il s’agit de traiter le dessin de presse.
Les dessinateurs de presse doivent-ils être récompensés dans un festival de BD ? La question s’est posée cette année, créant même une mini-polémique. Mais elle ne date pas d’aujourd’hui. Plusieurs voix s’étaient élevées il y a plusieurs années lorsque des auteurs comme Willem avaient remporté le grand prix. Comme Willem ou comme… Wolinski.
Retour sur ces rapports compliqués entre le festival d’Angoulême et le dessin de presse. Avec, en toile de fond, la sempiternelle question sur laquelle les organisateurs n’ont toujours pas su trancher: le dessin de presse est-il ou non de la BD?
Le prix "Charlie de la liberté d'expression", annoncé le 9 janvier dernier par les organisateurs du festival d'Angoulême, n'a pas ravi tout le monde. Personne n'a remis en cause cet hommage, bien entendu. Mais pour de nombreux dessinateurs, ce prix ne va pas assez loin.

(Le "fauve", mascotte du festival d'Angoulême)
Il aurait fallu, selon l'auteur de BD Gwen de Bonneval, aller plus loin en bousculant ce qui était prévu et en remettant directement le grand prix à l'équipe de Charlie Hebdo (les 3 finalistes sont Alan Moore, Katsuhiro Otomo et Hermann).
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La pétition lancée en ligne par l'auteur qui est également président du jury des prix d'Angoulême cette année, a déjà recueilli plus de 4200 signatures, dont d'autres grands auteurs tels que Pascal Rabaté, Alfred, ou encore Fabien Vehlmann. "Suite aux tragiques événements qui ont coûté la vie à 20 personnes, dont 5 de leurs camarades, les auteurs signataires souhaitent la suspension des votes en cours pour l'élection du Grand Prix 2015 du FIBD. Décerner le Grand prix à un auteur unique semble cette année tout bonnement impossible à imaginer" explique Gwenn de Bonneval pour introduire sa pétition.
Pas question, pour le Festival, de changer le programme et tuer le suspense quant au vainqueur du Grand prix cette année. Le festival a justifié dans un communiqué sa décision: "La désignation du Grand Prix du Festival d’Angoulême 2015 doit être menée à son terme afin de respecter le fait que les auteurs et leurs œuvres contribuent à des échanges culturels qui participent de la confrontation des idées et de la compréhension mutuelle".
Une polémique entre le président du jury et les organisateurs qui risque bien d'être ravivée lors du Festival qui débute ce jeudi 29 janvier...
Les polémiques autour du dessin de presse dans la capitale du Poitou-Charente ne datent pas de cette année. Avant-dernier épisode en date? Lorsque le Festival d'Angoulême a primé en 2013 Willem, dessinateur à Libé et à... Charlie Hebdo. Récompenser un auteur qui fait peu ou pas de BD, qui est un illustrateur de presse? Une hérésie pour nombre de spécialistes et d'afficionados de la BD.
Willem, "le grand prix caca quéquette de la BD" titrait le quotidien belge Le Soir après sa nomination. "C’est la génération Charlie hebdo contre celle de L’Association!" entendait-on dans les couloirs.
De fait, ce Grand Prix coïncidait avec une période délicate pour le Festival d'Angoulême. Certains membres du jury, les plus jeunes, reprochaient à l'ancienne garde ne pas s'intéresser à la BD, votant systématiquement pour le seul nom qui leur évoquait quelque chose. Exit les auteurs de comics, de manga et les auteurs trop jeunes pour avoir publié avant les années 80. Sans retirer à Willem son mérite, Lewis Trondheim avait poussé un coup de gueule durant les délibérations:
Idem pour le dessinateur blogueur Boulet:
D'où la désignation de deux grands prix cette année-là, histoire de calmer le jeu, et une modification du règlement pour le millésime 2014 (les auteurs présents à Angoulême peuvent désormais participer au scrutin). Un changement qui n'avait pas manqué de faire grogner les vieux briscards de la BD.
En 2005 aussi le regretté Wolinski avait déchaîné les passions en étant élu grand prix du festival. "Ce n’est pas un vrai dessinateur de BD" estimait Claude Moliterni, un des trois fondateurs du Festival d'Angoulême la veille de la proclamation!
Récompenser quelqu'un qui s'illustrait plus dans le dessin de presse que dans la bande-dessinée plus "narrative" était une hérésie pour bon nombre de participants qui dénonçaient son élection due en grande partie aux votes d'anciens grands prix d'Angoulême issus de la même génération que lui.
Reste que, derrière les mesquineries, les copinages, les polémiques qui n'intéressent que le microcosme de la BD, le festival a toujours eu du mal avec le dessin de presse. Doit-il figurer dans une manifestation sur la BD?
A priori, la réponse est non. L'illustration de presse n'a pas la forme narrative de la BD, racontant une histoire ou une action avec plusieurs cases, suggérant ce qui se déroule entre les cases. Le dessin de presse, lui, illustre le plus souvent une actualité, parfois sans phylactère (bulles). En cela, il se rapproche plus de l'illustration, tout comme les livres jeunesse, voire de l'edito de presse, sous une forme dessinée plutôt que sous forme écrite.
Mais, à y regarder de plus près, de plus en plus d'auteurs de BD éditent des recueils de dessins parus sur leur blog (Margaux Motin, Joann Sfar, Pénélope Bagieu, Boulet, Bastien Vivès...). Des dessins qui tiennent parfois en une seule case, qui parlent parfois d'actualité... Bref, des dessins qui ne forment pas une histoire sous forme de planches et de cases. Cette tendance a émergé avec la démocratisation du Web et personne ne conteste leur appartenance au monde de la BD. Comme l'explique le journaliste spécialisé Didier Pasamonik, récompenser un dessinateur de presse est "une ouverture de plus, un désenclavement de la BD".
D'ailleurs, cela fait des années qu'Angoulême consacre des expositions à des dessins de la presse étrangère, en particulier issus de pays dans lesquels le dessin est une forme de résistance face au pouvoir en place. Mais cette ouverture fait grincer des dents lorsqu'il s'agit de plébisciter des dessinateurs de presse français. Les attentats contre Charlie, qui ont bouleversé le monde de la BD va certainement changer durablement les choses.
Ça a déjà commencé: 200 dessins, mêlant auteurs de BD et dessinateurs de presse, vont être publiés dans un recueil édité conjointement par une dizaine d'éditeurs de BD. L'album sortira le 5 février prochain et coûtera 10 euros, l'ensemble des bénéfices étant reversés aux familles des victimes.
Le nom de ce recueil? "La BD est Charlie". Comme ça, c'est clair...
