Serge July : le journalisme de A à Z, avec S comme “Selfie”, mais sans I comme “Internet”

L’ex-directeur de “Libération” publie son “Dictionnaire amoureux du journalisme”. Une somme documentée, touffue... à laquelle nous avons ajouté quelques lettres. Interview à domicile.

Publié le 30 janvier 2015 à 15h50

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h28

«Est-ce que vous l'avez lu en entier ? Parce que la plupart des journalistes venus m’interviewer n'avaient pas lu le livre en entier. » C'est comme cela que l'ancien patron de Libé nous accueille, chez lui, dans son appartement du XIe arrondissement, livres jusqu'au plafond, chats vautrés dans un fauteuil profond, silhouettes cartonnées en taille réelle d'Obama et Marilyn. Bah oui, on l'a lu de la première à la 912e page, la somme touffue, dense, très documentée, de son Dictionnaire amoureux du journalisme. De la lettre A… comme « A bas les journalistes », à la lettre Z… comme « Zola », en passant par C… comme « Carte de presse », L… comme Albert Londres, ou V… comme « Vie privée », il aborde les grandes problématiques du métier, et les grandes figures du journalisme. Enfin, surtout celles du passé. A « amoureux », Serge July aurait pu ajouter « nostalgique », et « personnel ». Du coup, plutôt que de revenir sur ce qui est écrit et que vous pouvez lire dans le livre, on lui a proposé d'ajouter ou de revenir sur certaines lettres, à notre goût manquantes ou traitées trop vite. Et il a (bien) joué le jeu.

« Jamais des journalistes n'ont été exécutés ainsi, au sein d'une rédaction »

C… comme « Charlie » n’apparaît pas dans votre livre, qui a été bouclé en décembre. Qu’auriez-vous écrit ?
Je suis Charlie, c'est quatre millions de personnes dans la rue en France. (Il y est allé avec ses enfants.) Et dans le monde entier. J'ai vécu 68, j'ai vécu des rassemblements incroyables à l'étranger, mais ça, jamais ! Cette réaction est à la hauteur de la situation, inédite dans son horreur : jamais des journalistes n'ont été exécutés ainsi, au sein d'une rédaction. Il y a eu des attentats dans des immeubles abritant des journalistes au Pakistan et aux Philippines. Des journalistes exécutés, beaucoup, notamment en Algérie. Mais une rédaction massacrée, non. Deuxième fait exceptionnel : aucun journal n'a jamais vendu 7 millions d'exemplaires. Personne n'avait jamais vu des queues aux kiosques comme ça, même à la mort de de Gaulle ! Charlie était un journal en fin de vie, qui venait d'essayer de faire une souscription qui n'avait pas marché. Tout le monde voulait ce numéro de Charlie, non pas pour savoir ce qu'il y avait dedans, mais pour faire le geste d'acheter un journal blasphématoire, pour lequel des gens sont morts. 7 millions de gens se sont mouillés. Il ne faudra jamais oublier ce chiffre.

« Jusqu'à Mazarine, tout le monde respectait la séparation vie privée/vie publique »

C… comme « Closer ». La photo de Hollande et Gayet, c'est une autre sorte de record de ventes. Pourquoi n'en parlez-vous pas dans votre livre ?
J'ai parlé de Mazarine, parce que c'est là qu'a eu lieu la bascule : avant, tout le monde respectait la séparation vie privée/vie publique. Depuis des années, tout le monde savait qu'elle existait. Personne ne s'en est fait écho, à part Minute. C'est Mitterrand qui décide de la publication de ces photos, il fait un gigantesque bras d'honneur à toute la profession. Ça a créé une déflagration sur la notion de vie privée. Au même moment, Axel Ganz lance Voici. Tout ça est simultané. Y compris aux Etats-Unis : contrairement à ce qu'on lit, jusqu'à Bill Clinton et l'affaire Monica Lewinsky, la vie privée des présidents était respectée : personne ne racontait que Roosevelt était infirme, que ses maîtresses était présentes dans le bureau ovale pendant les réunions avec la presse. Personne ne racontait que Kennedy était un queutard fini ! J'évoque l'affaire Gayet dans le chapitre « Vie privée ». Là, ce qui me marque, c'est que l'info est reprise par tous les journaux généralistes. Ils ont plongé. Pas un n'a dit « je fais une brève ».

C… comme connivence. Vous la dénoncez... mais vous en êtes accusé !
Oui… mais on vient de très loin dans la connivence.  Il est invraisemblable que les deux grands prix journalistiques français soient le Prix Théophraste Renaudot et le Prix Albert Londres ! Le premier était un inventeur formidable, très bonne plume, mais le communicant officiel du cardinal Richelieu ! Il siégeait au Conseil royal, et a été enterré à Saint-Germain l'Auxerrois avec tous les serviteurs de la monarchie. On pourait écrire « prix Richelieu » ce serait pareil. Les mecs devaient être beurrés quand ils ont choisi leur prix ! Quant à Albert Londres… Il  avait beaucoup de qualités, mais il avait un rapport très fantaisiste à la réalité – un travers très français – et surtout, son biographe Pierre Assouline a montré qu'il émargeait aux services secrets ! Et depuis… Hubert Beuve-Méry raconte que dans l'entre-deux-guerres, dans les Balkans, ils étaient les journalistes français les plus achetables, ceux qui acceptaient les enveloppes ! Et que dire du gouvernement français qui réécrivait les dépêches sur Guernica ! Ou du monopole de l'audiovisuel publique ! Alors on peut toujours nous taxer de connivence, mais on a fait beaucoup de progrès depuis ! En a-t-on fait assez ? Je me souviens quand il y a eu la guerre du Golfe, tous les patrons de journaux et les éditorialistes ont reçu une montre de l'émir du Koweit. Je l'ai rendue. D'autres ne l'ont pas fait.

D... comme décoration. Ça aussi, une vieille tradition française. Vous citez le fondateur du « Canard enchaîné », qui l'avait interdite dans son journal et disait « iI est déconseillé de l’avoir méritée ». A  « Libé », vous les aviez interdites ?
Non, mais ça ne nous était même pas venu à l'esprit que quelqu'un puisse nous proposer une décoration un jour ! En fait, on me l'a proposée une fois, je l'ai refusée.

J... comme July. Vous racontez votre enfance, et vous vous arrêtez en décembre 1972, au moment où vous commencez à travailler sur le projet « Libé ». Sur le chapître « Libé » lui-même, vous passez très vite aussi, vous ne racontez pas la période contemporaine du journal, pourtant riche ! Pourquoi ?
Je voulais expliquer d'où je venais, pourquoi j'en étais arrivé là... le fait d'avoir vécu dans le faux, toute mon enfance, et d'avoir cherché la vérité ensuite. Après... je ne sais pas. Et puis, je me suis interdit de dire quoi que ce soit sur Libé depuis que j'en suis parti.

« Avant, le direct faisait peur, et se maîtrisait. De Gaulle, en 68, pouvait faire arrêter les images »

I comme... Internet. Ce chapitre n'existe pas. Etonnant ?
J'aurais peut-être dû le faire... Je l'ai traité autrement, notamment sous le chapitre « Réseau » ; l'essentiel, c'est le passage de la verticalité à l'horizontalité. On est au tout début, dans une faille, et personne ne sait où ça va. On sait juste qu'Internet est le média de tous les médias. Un site aujourd'hui c'est aussi une chaîne télé, ça bouscule tout. Regardez la disparition de CNN, qui est devenue une chaîne de documentaires… ça fait réfléchir.

I... comme immédiateté. Là, vous insistez sur la nécessité du fact-checking.
Avant, le direct faisait peur, et se maîtrisait. De Gaulle, en 68, pouvait faire arrêter les images. Un quotidien avait 24 heures pour digérer des infos. Aujourd'hui, avec Twitter, les télé d'information, etc, les événements sont commentés à chaud, en temps réel. Si une télé ne filme pas, 25 000 personnes peuvent le faire avec leur téléphone. Cette immédiateté rend la vérification en temps réel vitale J'étais sur Europe 1 quand il y a eu l'assaut de Vincennes. On a entendu des mitraillettes. Tout de suite, tout le monde a dit « ça y est, les forces de l'ordre ont donné l'assaut ». Heureusement qu'il y avait Didier François, un reporter expérimenté qui connaît très bien l'univers militaire, pour rectifier immédiatement « non, la procédure militaire, c'est d'abord les grenades. S'il y a mitraillage, c'est le preneur d'otages qui tire ». Le problème c'est que peu de médias peuvent avoir ces experts.

P... comme Patron, on ne trouve pas grand-chose sur les patrons actuels de journaux ?
J'ai fait assez peu de contemporains. J'ai préféré parler des grands journalistes de référence, et des créateurs de médias. J'ai eu envie de donner envie de lire Gide, Mauriac.... Les journalistes ont peu de culture journalistique. Je veux leur faire connaître les écrits de John Hersey sur Hiroshima, de Malaparte dans son rapport au journalisme, de Daniel Defoe sur la peste à Londres... Et puis je ne voulais pas faire le dictionnaire de la presse française. Ça ne m'intéressait pas.

Même pas les créateurs d'aujourd'hui ? Par exemple un petit P... comme Plenel, créateur de « Médiapart » ?
Je me suis posé la question de faire le site américain « Pro Publica ». Mais il est financé par deux milliardaires. Est-ce que c'est un modèle économique ? Pas certain.

« Je dénonce l'absence de déontologie de notre profession, mais je ne suis pas la police des mœurs de l'univers journalistique ! »

P... comme Plagiat. Le chapitre est très court, vous y regrettez juste en quelques lignes que les plagiaires ne soient jamais sanctionnés... et vous ne citez personne ? Vous ne voulez pas vous fâcher avec un PPDA ou un Joseph Macé-Scaron ?
J'y ai pensé... Il y a aussi le cas de la patronne de l'école de journalisme de sciences po qui elle, pour une fois, a été sanctionnée, après plusieurs mois quand même ! Je dénonce l'absence de déontologie de notre profession, mais je ne suis pas la police des mœurs de l'univers journalistique ! Ce n'est pas l'objet de ce livre. Ce n'est pas mon truc, pas mon tempérament d'aller à la chasse aux noms.

Enfin, une dernière lettre : T... comme télé-réalité. Vous écrivez que « la vie est devenue un spectacle mondial dont nous serions tous malgré nous les héros pathétiques »...
Oui, la télé-réalité se privatise avec la révolution numérique. Sur Facebook, Twitter, et avec les selfies, chacun se met en scène, se photographie. On assiste à une gigantesque invitation à l'autodélation !

Du coup, on se fait un petit S... comme selfie, pour clore cet entretien ?

Selfie de Serge July.

Selfie de Serge July.

A lire
Dictionnaire amoureux du journalisme, de Serge July, 2015. Ed. Plon, 912 pages, 25 €.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus