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Enquête

Hartz IV, la clef controversée du miracle allemand

Par Thibaut Madelin

Publié le 2 févr. 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Dix ans après son entrée en vigueur, la « quatrième loi de modernisation du marché de l'emploi » fait encore débat outre-Rhin. Les uns y voient le secret de la réussite allemande. Les autres une réforme brutale, favorisant les emplois précaires.

Pour Tanja Wiebusch, c'est un peu le printemps qui commence. Cette jeune Berlinoise de trente ans entame ce lundi une formation de gestion de bureau. A la clef, un poste quasi assuré d'assistante. Et surtout, l'espoir de ne plus dépendre de Hartz IV, cette allocation sociale introduite en Allemagne le 1er janvier 2005, dans le cadre des réformes de l'Agenda 2010. Mais, avant de suivre cette formation de vingt-quatre mois, son conseiller au « Jobcentre » de Friedrichshain-Kreuzberg, à Berlin, la prévient : « Une fois que vous avez commencé, vous ne pouvez plus abandonner, sauf en cas de force majeure », dit Gregor Avianus. Sinon, Tanja Wiebusch, qui préfère ne pas voir son vrai nom dans le journal, devra rembourser 30 % du cours, soit 5.300 euros.

Le jeu en vaut la chandelle. Pendant deux ans, cette célibataire continuera à percevoir ses allocations -399 euros par mois plus l'équivalent en aide au logement et frais de chauffage - et espère ensuite décrocher un emploi rémunéré plus de 950 euros net. « Assez pour, enfin, ne plus mettre les pieds au "Jobcenter" », se réjouit-elle cette matinée de janvier. La fin d'un cauchemar de près de dix ans, durant lesquels Hartz IV ne l'a jamais vraiment quittée. Même l'année dernière, lorsqu'elle était serveuse dans un café berlinois, mais aussi quand elle oeuvrait à temps plein comme vendeuse de boulangerie, entre 2005 et 2009, pour seulement 750 euros net par mois. Pour couvrir ses besoins essentiels, elle recevait en plus 150 euros de l'Etat. Elle était ce qu'on appelle un « Aufstocker », comme ce 1,3 million de personnes qui perçoit les allocations sociales en complément de salaire.

Changement radical

Dix ans après l'entrée en vigueur de la « quatrième loi de modernisation des services sur le marché de l'emploi », celle-ci reste un sujet de controverse aussi bien en Allemagne qu'à l'étranger, où elle fait figure soit d'épouvantail, soit de modèle. Pour leurs avocats, les quatre lois Hartz, du nom de l'ancien directeur des ressources humaines de Volkswagen, sont à l'origine du « miracle allemand ». Selon les chiffres publiés jeudi, l'Allemagne comptait 3 millions de chômeurs en janvier - son niveau le plus bas depuis la réunification. Frank-Jürgen Weise, le patron de l'Agence fédérale pour l'emploi, estime que, sans les réformes de l'Agenda 2010, l'Allemagne en compterait de 800.000 à 1 million de plus. Le taux de chômage (5 %, selon Eurostat) est un des plus faibles d'Europe. Ses détracteurs ne le voient pas du même oeil. Pour eux, « Hartz IV est la pauvreté instituée par la loi ».

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Une chose est sûre, cette série de réformes a été la rupture la plus profonde de l'assurance-chômage allemande depuis sa création en 1927. En l'occurrence, la quatrième d'entre elles prévoit alors un changement radical, à savoir une réduction de l'indemnisation du chômage de 26 à 12 mois et la fusion de l'allocation chômage de longue durée avec l'aide sociale. Autrement dit, une personne au chômage depuis plus d'un an ne touche plus 53 % de son salaire de référence, comme avant, mais reçoit l'aide sociale. Parmi les conditions : ne pas disposer d'un patrimoine trop important et, surtout, respecter des règles et un contrôle stricts. Sinon, les sanctions tombent. Tanja Wiebusch en a fait l'expérience. « Je voulais changer de voie et mener une formation, mais mon ancien agent du "Jobcenter" voulait que je sois candidate dans une boulangerie, dit-elle. J'ai refusé et mes allocations ont été réduites de 30 % pendant trois mois. »

Le résultat pratique d'une philosophie - « inciter et exiger » - affichée par le chancelier social-démocrate (SPD) Gerhard Schröder, qui avait ouvert le débat en 2001 avec cette déclaration tonitruante : « Il n'y a pas de droit à la paresse. » « L'approche politique n'était pas d'économiser mais d'activer les chômeurs, les placer devant leur responsabilité pour qu'ils cherchent un travail », souligne Kay Senius, directeur de l'Agence pour l'emploi de Saxe-Anhalt, qui a piloté la mise en oeuvre de la loi au niveau national. L'Allemagne, qui comptait alors 5 millions de chômeurs et une croissance en berne, était perçue comme « l'homme malade de l'Europe ». Mais, dès son vote au Parlement, en décembre 2003, la loi est controversée, notamment pour son caractère rigide. Puis c'est à l'été 2004 que la colère s'enflamme. Tous les lundis, des manifestations ont lieu, surtout dans les Länder de l'Est, confrontés au chômage de masse, mais aussi à l'Ouest. Au SPD, qui reconnaît entre-temps avoir mal accompagné le projet, la révolte a laissé des traces. « L'Agenda 2010 a failli déchirer le parti », dont une frange a créé une liste alternative désormais fusionnée avec le parti de gauche radicale Die Linke, juge la députée Elvira Drobinski-Weiß. Avant cela, jamais cette élue n'avait reçu autant de lettres et de visites d'électeurs inquiets ou en colère. « La pr otestation était très forte aussi dans ma circonscription, dit-elle. Nous avons d'ailleurs perdu les élections en 2005. »

Les aspects purement techniques n'ont pas aidé à mener la réforme. « N ous n'avons pas seulement créé un nouveau système social, mais aussi une nouvelle organisation avec la coopération inédite entre les communes, jusqu'ici chargées des aides sociales, et l'Agence pour l'emploi », insiste Kay Senius. Pour rendre les choses encore plus compliquées, les collectivités locales ne savaient pas exactement combien elles comptaient de bénéficiaires des aides sociales. « Le départ a été plutôt sportif, se souvient Stephan Felisiak, directeur du « Jobcenter » de Friedrichshain-Kreuzberg. Nous n'avions que 250 salariés, contre 700 actuellement, et ils devaient travailler avec un nouveau logiciel. » Autant d'éléments auxquels les équipes ont dû s'adapter, sans compter le choc culturel. Suivant les recommandations du cabinet de conseil McKinsey, elles ont en effet dû appliquer un concept d'accompagnement fondé sur la culture du résultat. Objectif : activer les « clients », autrement dit remettre les chômeurs au travail. « Pour les employés des "Jobcenter" aussi, le confort est révolu », glisse un agent, dont l'équipe est composée pour moitié de CDD.

Gregor Avianus, queue-de-cheval et barbe de trois jours, reconnaît néanmoins des vertus au système. « Avant, il y avait une queue de 10 mètres devant mon bureau et je passais sept minutes avec chaque allocataire », raconte-t-il. Maintenant, chaque rendez-vous dure trois quarts d'heure et il dispose de moyens d'accompagnement sans commune mesure. « J'ai un pot plein d'argent pour des mesures de qualification », annonce-t-il plein d'enthousiasme à Thomas Müller, un jeune chômeur de vingt-sept ans, qui peine à percer dans l'éclairage de scène et pour qui Hartz IV « n'est pas aussi mauvais que son image ». En comptant ses allocations et son aide au logement, celui-ci dit pouvoir vivre, même s'il doit faire attention à ses dépenses. Selon une étude de l'institut de conjoncture IW de Cologne, proche du patronat, la part des ménages dans le besoin qui ont profité du dispositif est supérieure à celle de ceux qui ont vu leurs revenus baisser. En gros, les anciens bénéficiaires des aides sociales, dont le montant était inférieur (290 euros), ont gagné au change tandis que les chômeurs de longue durée ont perdu.

Angoisses existentielles

Sur le fond, la loi a rempli son objectif, juge Kay Senius : « La pression crée une plus grande disposition chez les chômeurs à accepter un emploi. » Un ingénieur, par exemple, est censé accepter un poste même dans un métier différent. A première vue, les résultats parlent pour eux-mêmes. Depuis dix ans, 2 millions de chômeurs ont rejoint le marché du travail en Allemagne et la population active a bondi de 39 à 43 millions, un record depuis 1991. Dans le même temps, le nombre total de bénéficiaires de Hartz IV (enfants de foyers dans le besoin compris) est passé de 7,2 millions à son plus haut en 2006 à 6 millions. Surtout, le marché du travail respire : l'année dernière, 7,6 millions de personnes se sont inscrites au chômage et 7,8 en sont sorties.

« L'économie allemande peut parfaitement s'adapter aux mouvements conjoncturels, commente un expert français. Mais les nouveaux emplois sont très souvent précaires. » Une tendance apparue dès la fin des années 1990 avec le développement des contrats à temps partiel, et renforcée avec celui des « minijobs » (payés moins de 450 euros par mois) ou de l'intérimaire, facilité par les autres lois de l'Agenda 2010. Selon l'institut de recherche sur le travail, l'IAB, 24 % des emplois allemands sont payés moins de 9,5 euros de l'heure. « Au fond, on a détricoté le filet de sécurité tout en introduisant Hartz IV, reconnaît Kay Senius. Cela a créé une pression d'autant plus forte sur les chômeurs, mais aussi des angoisses existentielles. » « Hartz IV rend malade », affirme Tanja Wiebusch, qui a souffert de dépression, comme un tiers des bénéficiaires. Autre critique récurrente : un tiers des allocataires aptes à travailler ont effectivement un emploi. Depuis que le dispositif existe, l'Etat a ainsi accordé 75 milliards d'euros de subventions à des entreprises qui paient leurs employés des salaires de misère, estime le sociologue Christoph Butterwegge, un ardent opposant à la loi. Enfin, selon la Confédération des syndicats DGB, environ la moitié des bénéficiaires reçoivent ces aides depuis plus de quatre ans, semblant confirmer le triste dicton « Hartz IV un jour, Hartz IV toujours ».

Face à ce constat alarmant, le gouvernement a corrigé le tir et introduit, le 1er janvier, un salaire minimum de 8,50 euros brut de l'heure. Même si la loi prévoit des exceptions ou des dérogations temporaires, elle devrait créer un plancher de rémunération qui n'existait pas et permettait les abus. Par ailleurs, la ministre du Travail sociale-démocrate Andrea Nahles, ancienne opposante résolue à la politique libérale de Gerhard Schröder, prépare une réforme du système Hartz IV. Le but ? Réduire la bureaucratie qui accapare les services et simplifier le contrôle des indemnisations (logement, transport...) devenu une jungle. Ce ne sera pas la première réforme. Depuis qu'elle existe, la loi a déjà fait l'objet de 70 amendements. Pour Gregor Avianus, l'idéal serait cependant d'introduire un revenu d'existence minimum. « C'est une idée grandiose qui laisserait chacun libre de son destin sans que les autres soient coupables en cas d'échec. Dommage qu'elle n'ait aucune chance de voir le jour ! »

Les points à retenir

L'allocation sociale Hartz IV, introduite par Gerhard Schröder le 1er janvier 2005, dans le cadre des réformes de l'Agenda 2010, a profondément modifié le système d'assurance-chômage outre-Rhin.

Outre la réduction de 26 à 12 mois de leur indemnisation, les chômeurs font depuis lors l'objet d'un contrôle strict et sont fortement incités à accepter les propositions d'emplois qui leur sont faites.

Sur le fond, le dispositif a atteint son objectif : le taux de chômage est au plus bas depuis la réunification allemande.

Mais ses détracteurs dénoncent la pression subie par les chômeurs et les effets pervers d'un système favorisant les emplois précaires et mal payés.

Correspondant à Berlin Thibaut Madelin

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