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« Nous ne sommes pas tous Charlie, nous sommes tous la Liberté »

Lycéens de Saint-Denis, ils ne se reconnaissent pas dans ce qu’ont dit d’eux les médias, après la tuerie de Charlie Hebdo.

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Publié le 27 janvier 2015 à 14h05, modifié le 19 août 2019 à 13h39

Temps de Lecture 5 min.

Tout est parti d’un courrier de lycéens reçu le 16 janvier, titré : « Nous ne sommes pas tous Charlie, nous sommes tous la Liberté ». Deux paragraphes plein de colère, celle des élèves de la 2de 216 du lycée Paul-Eluard de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), « indignés » du traitement que leur a réservé la presse, au lendemain des attentats des 7, 8 et 9 janvier. Le Monde avait été rencontrer des élèves de ce lycée général et technologique.

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Une couverture médiatique contribuant, écrivent-ils, à « donner une image négative des élèves du lycée, et, une fois de plus, des banlieues en général ». Le « feu médiatique », pourrait-on même dire, puisqu’aux journalistes de presse écrite ont succédé les médias radio et télé. « Même le New York Times nous a contactés », confie le proviseur, Bruno Bobkiewicz, qui se serait volontiers passé d’une telle notoriété.

Car ce qu’ont d’abord relayé les journaux, ce sont des propos d’élèves condamnant la tuerie de Charlie Hebdo… presque autant que les caricatures. Ou ce colis suspect retrouvé en salle des professeurs, le 9 janvier, portant la mention « Je ne suis pas Charlie ». De quoi « favoriser les amalgames et les stigmatisations de toutes sortes », redoute la 2de 216. « Les élèves interrogés, jeunes collégiens et lycéens, dans l’émotion ont parfois tenu des propos que nous avons trouvés inacceptables », soulignent les lycéens. Qui concluent : « Si certains d’entre nous n’adhèrent pas à certains choix éditoriaux de certains journaux satiriques, nous sommes tous convaincus qu’ils sont au fondement de la démocratie. »

« Grande nervosité »

L’émotion dépasse le cadre du lycée. Sur les réseaux sociaux, sur les forums de discussion entre enseignants ou parents d’élèves – et même dans des salles de profs, où l’ambiance nous a été décrite comme électrique –, l’image donnée de la Seine-Saint-Denis fait mal. Certains la jugent outrageusement caricaturée ; d’autres, au contraire, appellent à l’assumer. Tous éprouvent de la colère, à des degrés divers.

« C’est comme si le département était l’endroit idéal où les journalistes vont pour trouver ce qu’ils cherchent, regrette le proviseur. Je ne dis pas qu’il est illégitime de venir ici quand on enquête sur les contestations de la minute de silence [recensées dans 200 établissements sur tout le territoire]. Mais pourquoi venir ici en premier ? Ou ici uniquement ? » Dans son lycée comptant 71 classes et 188 enseignants, la minute de recueillement, le 8 janvier à midi, n’a pas été contestée. « On a su entendre les questions des adolescents, explique M. Bobkiewicz. Certains professeurs étaient parfaitement armés pour y répondre, d’autres plus démunis… »

Gabrielle Napoli, l’enseignante de lettres de la classe 216, raconte avoir « récupéré ses élèves, le mardi après les attentats, dans un état de grande nervosité ». Pour donner du sens à leurs réactions, cette professeure trentenaire a proposé de rassembler leurs idées au tableau, avant de les coucher sur le papier. « Ils répétaient : C’est dégueulasse, c’est dégueulasse”... Je leur ai dit qu’ils avaient le droit de le dire, de l’exprimer. Que la liberté d’expression leur permet, justement, d’exercer leur droit de réponse. »

« Trop cliché »

Quinze jours après les faits, Ryan, assis au fond de la classe, a encore du mal à desserrer les dents. C’est lui qui, le premier, a vu passer l’article du Monde du 10 janvier titré « A Saint-Denis, collégiens et lycéens ne sont pas tous Charlie ». « Mon grand-père, qui lit votre journal, m’a demandé : “Mais qu’est ce qui se passe dans ton lycée ?” Madame, votre article, je l’ai lu, nous lance-t-il, et il est vraiment trop cliché ! » La critique fait l’unanimité dans la classe. Idem du sentiment que la presse ne dit « jamais rien de bien sur les banlieues », qu’elle « parle de nous comme de sauvages », que « tout le monde se moque du 9-3 ». Tous ignorent que nous avions consacré, au printemps 2014, un article sur la réussite au baccalauréat de leur établissement.

« Quelle image on donne de nous, quand on fait un micro-trottoir, sans s’intéresser à la majorité silencieuse ? », interroge timidement Landri. Puis, prenant de l’assurance : « Etre Charlie ou ne pas être Charlie, c’est devenu une sorte de buzz, explique le garçon, et il n’y a pas d’échelle, pas de voie intermédiaire pour nous ».

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A sa droite, Edith approuve. Pour l’adolescente, les médias ont surtout fait fi de l’état de connaissance des élèves. « On dirait qu’il n’y a qu’un seul point de vue… Mais des camarades ont dit qu’ils n’étaient pas Charlie simplement parce qu’ils ne connaissaient pas Charlie Hebdo ; ça ne veut pas dire qu’ils cautionnent ce qui s’est passé… Nous, on pensait vraiment que les caricatures, c’était du blasphème, poursuit la jeune fille, mais Mme Nicoli nous a bien expliqué que non, parce que pour les caricaturistes Dieu n’existe pas. En fait, on a tout mélangé… »

Le difficile débat sur la laïcité

Ryan, lui, bout toujours au troisième rang. « Est-ce que vous, journaliste, vous trouvez que coller une conscience politique à des gamins, c’est normal ? Et pourquoi citer systématiquement la religion des élèves rencontrés, si vous être dans une démarche laïque ? » Pas facile, dans la classe, d’ouvrir le débat sur la laïcité. Laïcité ouverte ? Laïcité de combat ? Beaucoup d’élèves semblent penser qu’elle implique de taire leur foi. Chez Ryan, le ton vindicatif cache à peine sa détresse. « Ça veut dire quoi cette injonction de minute de silence ? Et pourquoi la faire à ce moment-là, et pas pour d’autres victimes, au Congo, en Palestine ? »

Des 50 minutes d’échange avec la classe, ressort une défiance, douloureuse, à l’égard des médias. Presse écrite, chaînes d’information en continu, « 20 heures », réseaux sociaux… « On y trouve tout et n’importe quoi », reconnaissent les élèves. « Des sites parlent de complots, avec des preuves plus ou moins fiables, lâche Landri. On nous dit une chose à l’école, une autre sur Internet, une à droite, une à gauche, on ne sait plus qui croire. Et c’est souvent la dernière idée lue ou entendue qui l’emporte. » Kenza, un peu isolée, ne lui donne pas raison : « Il faut croiser tes sources, croire la version avec le plus de preuves ! »

Quand sonne la fin du cours, la glace est à peine brisée. « Mais les échanges entre élèves, entre collègues, se sont poursuivis, et positivement », signale Gabrielle Napoli. Quelques jours plus tard, un second courrier nous est parvenu : celui d’une autre enseignante du lycée Paul-Eluard, nous demandant de venir visiter, avec sa classe, la rédaction du Monde. Signe que le dialogue n’est pas rompu.

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