
En juin 1970, la parution du double album Self Portrait de Bob Dylan avait suscité l’incompréhension d’une partie de la critique musicale. Constitué de reprises (dont Let It Be Me, adaptation de Je t’appartiens de Gilbert Bécaud et Pierre Delanoë, The Boxer de Paul Simon, Blue Moon de Lorenz Hart et Richard Rodgers…), d’instrumentaux, d’extraits du concert de Dylan à l’Ile de Wight, en Angleterre, le 31 août 1969,et de quelques compositions. Où était le héros du folk, le poète de la contre-culture et de la révolution électrique dans ce fourre-tout ? Et surtout, horreur !, chanté dans un style crooner country identifié au conservatisme stylistique – pourtant déjà amorcé dans l’album précédent, Nashville Skyline.
Depuis, Self Portrait a été réhabilité, avec parfois autant d’excès qu’il avait été honni, et Dylan peut aujourd’hui en toute quiétude, et même avec le salut enthousiaste de la presse anglo-saxonne, proposer Shadows in The Night. Soit un album entièrement constitué de reprises de chansons enregistrées par Frank Sinatra des années 1940 au début des années 1950, avec un petit saut temporel en 1957. Ce Sinatra, c’est celui qui a fait ses débuts au milieu des années 1930 au sein des orchestres d’Harry James et Tommy Dorsey, devenu une vedette à part entière lorsqu’il est signé par Columbia Records en 1943 pour une période de neuf ans. Grand orchestre, cordes, chœurs sont mis en jeu pour accompagner sa voix de velours et ses romances chavirantes. Le saut temporel, c’est lorsque Sinatra, passé chez Capitol Records, enregistre pour la première fois avec l’arrangeur Gordon Jenkins et non plus Nelson Riddle.
Un propos instrumental sobre
De ce faste orchestral, Dylan s’éloigne avec un propos instrumental sobre, guitare acoustique et légèrement électrifiée, avec contrebasse, petit ensemble de vents (trombone, trompette, cor) par endroits, étirement des notes à la guitare pedal steel, jeux aux balais à la batterie… Sur un tempo dominant de ballade, parfois abordé plus lentement que ne l’avait fait Sinatra, Dylan avance dans la courbe mélodique, prononce les mots, s’en régale, timbre à peine rauque. On est, sinon à des années-lumière, en tout cas, loin de ce qu’est devenue sa voix avec le temps, en particulier lors des concerts.
Ce soin vocal – certes relatif, il y a bien ici et là des dérapages dans la justesse – autant que l’interprétation musicale très exacte du petit ensemble, donne un aspect respectueux à l’album. Le répertoire va et vient entre des succès de Sinatra et des thèmes plus secrets, commençant par I’m A Fool To Want You, composition de Sinatra, Jack Wolf et Joel Herron enregistrée en mars 1951, jusqu’à That Lucky Old Sun, dont Sinatra s’empara en septembre 1949 alors que Frankie Laine venait d’en faire un numéro 1 des ventes. De l’un à l’autre, The Night We Called It A Day, Stay With Me, Some Enchanting Evening ou What I’ll Do sont des choix érudits.
Concision et distance
Au-delà de l’hommage, on retrouve aussi ici ce vers quoi Dylan est régulièrement allé, ce rapport à un passé musical formateur, du blues des origines au jazz, des airs traditionnels aux racines rock’n’roll. Abordé dès ses débuts avec une majorité de reprises de standards du folk et du blues dans son premier album, en 1962. Affirmé dans Self Portrait, dont l’album Dylan, en 1973, proposa des chutes. Exploré en partie, mais pour le coup par-dessus la jambe, dans Down in The Groove (1988). Dans le dépouillement du solo, avec guitare et harmonica avec le doublé de folk traditionnel Good as I Been To You (1992) et World Gone Wrong (1993). Jusqu’à Christmas in The Heart, recueil de chansons de Noël paru en 2009. Le Sinatra de Dylan se révélant le plus réussi par sa concision et sa distance avec l’exercice de style.
Shadows in The Night, de Bob Dylan, 1 CD Columbia Records/Sony Music.
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