A Saint-Denis, le prof de géo et ses élèves globe-trotters

Pour leur faire découvrir l’altérité et la solidarité, Jean-Pierre Aurières fait voyager des lycéens en Inde, au Brésil, au Mexique... Et accueille des personnalités extérieures à l'école, tel l’ex-footballeur Lilian Thuram.

Par Juliette Bénabent

Publié le 01 février 2015 à 14h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h28

Ils sont une petite centaine, assis dans l'amphithéâtre de leur lycée, Paul-Eluard, à Saint-Denis (93). Trois classes de première et terminale, face à l'ancien footballeur Lilian Thuram, qui a créé en 2008 la fondation Education contre le racisme. On parle égalité des Noirs et des Blancs, des hommes et des femmes, mariage pour tous, laïcité. « On a toujours tendance à reproduire ce qu'on a reçu, et le conditionnement religieux est le plus puissant. Qui a la même religion que ses parents ? » interroge Thuram. Toutes les mains se lèvent. « C'est obligé, monsieur ! Mais non. Il faut toujours questionner ce qu'on croit, penser librement, par soi-même. » La rencontre était prévue de longue date ; mais huit jours après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, les enjeux ont changé. « Moi, je suis pas Charlie », provoque une voix, vite relayée. Long débat sur le sens du slogan, le désaccord de nombreux lycéens qui condamnent les attentats, mais aussi les caricatures, qu'ils jugent injurieuses. « En France, insiste Lilian Thuram, religion et Etat sont séparés. C'est le fruit de notre histoire et grâce à cela chacun peut vivre librement sa religion. »

“Il faut parler, encore et encore”

Sourire content de Jean-Pierre Aurières, le professeur d'histoire-géographie qui a organisé la rencontre. Depuis le 7 janvier, il ne passe pas une journée sans évoquer l'actualité en classe. « Il faut parler, encore et encore. De la Déclaration des droits de l'homme, de la liberté d'opinion et d'expression, des limites que constituent l'injure ou l'incitation au crime. Expliquer, aussi, pourquoi Dieudonné est condamné, et pas Charlie Hebdo. » C'est dans ce lycée qu'un colis marqué « Je ne suis pas Charlie », contenant des câbles et un détonateur, a été trouvé dans la salle des profs le lendemain des meurtres. Une « grosse bêtise » qui désole Jean-Pierre Aurières, furieux de voir ses élèves épinglés sous des titres comme : « Les élèves du 93 ne sont pas Charlie ». « En classe, après discussion, la plupart comprennent. Mais si on vient leur tendre un micro à la sortie des cours, ils savent qu'ils vont être stigmatisés et, du coup, en rajoutent dans la provocation. »

Faire naître la conscience d’une identité partagée

A 55 ans, Jean-Pierre est un peu le prof qu'on aurait tous rêvé d'avoir. Exigeant et empathique, proche de ses élèves, à qui il se consacre bien au-delà des heures de cours. Un engagement réfléchi : à 30 ans, il a lâché son boulot de cadre au ministère de la Défense pour enseigner, direction la banlieue : « Ici, je peux être utile au-delà de la transmission des connaissances, élargir la mission de l'éducation. » Alors, Jean-Pierre élargit. Ses vendredis — jour sans cours —, il les consacre à organiser la venue de Thuram ou d'une ONG, des visites au mont Valérien, à l'Arc de triomphe, au mémorial de Verdun... Son obsession : faire surgir chez ces adolescents d'origines diverses, en particulier maghrébine et noire-africaine, la conscience d'une identité partagée. Un sentiment que, souvent, ils n'ont pas. « La plupart n'ont même pas songé à se joindre à la marche du 11 janvier, remarque-t-il. Pour eux, c'est un truc de ''Babtous'', de Blancs, de ''Céfrans'', comme ils disent. Comme s'ils n'étaient pas français, eux aussi ! Ils se sentent à l'écart de la communauté nationale, ils ne veulent même pas aller à la fac à Paris... Pourtant, à l'Arc de triomphe, ils se battaient pour porter le drapeau et ranimer la flamme. Ils sont pleins de contradictions. »

Dans ces anfractuosités de l'adolescence, le prof cherche à glisser son enseignement civique. « J'ai des élèves qui ne travaillent pas, mais qui m'écoutent. J'essaie de capitaliser là-dessus. » Au prix d'une énergie titanesque, il emmène depuis huit ans, chaque printemps, une classe de première en voyage. Deux semaines au bout du monde, en Afrique du Sud ou en Inde, au Brésil ou au Mexique, autour d'un thème travaillé toute l'année, toujours lié au « vivre-ensemble » qui le hante (1).

Rida, 20 ans, a découvert la discrimination du peuple maya

Apprentis reporters, les élèves racontent sur un blog leurs rencontres, leurs émotions, leurs réflexions. En Irlande, Vladimir, 24 ans aujourd'hui, se souvient : « J'ai vu des gens qui s'étaient fait la guerre et qui apprenaient à reconstruire leur pays ensemble. Ça m'a enseigné le respect. Si on se laisse aller à la stigmatisation, tout peut déraper très vite. Une semaine après Charlie, on voit déjà des attaques contre des mosquées, des gens qui demandent un Patriot Act à la française... » Vladimir prépare aujourd'hui son Capes d'économie, pour enseigner à son tour, et s'agace lui aussi des projecteurs braqués sur la banlieue : « Les médias viennent ici alors que les terroristes étaient parisiens ! Et on se focalise sur la religion, mais c'est toute notre société qui produit ces horreurs, pas seulement l'islam. »

Au Guatemala, Rida, 20 ans, a découvert la discrimination du peuple maya. Musulman pratiquant, il faisait ses cinq prières par jour et avait même emporté un stock de nourriture halal sous vide — les emballages, tout gonflés, ont été jetés dès l'arrivée par le prof. Rida rit encore de sa frayeur quand un paysan a voulu faire monter, dans le pick-up où ils voyageaient, un troupeau de porcelets. Cette expérience de tolérance un peu forcée lui a laissé un souvenir puissant : « Là-bas, les gens réussissent à avancer malgré les difficultés, parce qu'ils marchent ensemble. Ici, l'union nationale, c'est du maquillage. Il suffit de sortir dans les quartiers, de prendre la ligne 13 du métro, pour voir que rien ne change, les gens ne se parlent pas, ne se respectent pas. A chaque début de ramadan, je suis contrôlé par la police. »

“Au Guatemala, j'ai donné un cahier et des stylos à un petit. Il en a pleuré”, Tariq, 21 ans

Jean-Pierre Aurières, « plutôt agnostique » après sept ans de scolarité dans une école catholique, parle souvent religion avec ses élèves. « Avec Rida, on a eu de longues discussions théologiques. Il a même essayé de me convertir ! » En voyage, éloignés de la banlieue où la plupart sont nés, que certains n'ont jamais quittée, ces adolescents découvrent l'altérité, « apprennent à ouvrir leurs yeux et leur esprit, perdent leurs repères au profit d'une vision libre, sans préjugés ». Ils ont vu des fosses communes de Mayas au Guatemala, des favelas au Brésil, les ruines d'une ville marquée par la guerre en Irlande... Rencontré un couple de pasteurs sud-africains : un Noir et un Blanc, homosexuels, mariés, et sidéens. Le choc ! « Surtout pour les garçons, se souvient Jean-Pierre Aurières. Puis on a feuilleté l'album photo du mariage, fait connaissance. A la fin, tous convenaient que chacun vit sa vie comme il l'entend. » Parfois, certains prennent conscience de leurs privilèges, comme Tariq, 21 ans, plutôt cancre avant le voyage. « Au Guatemala, j'ai donné un cahier et des stylos à un petit. Il en a pleuré. Je me suis rendu compte que l'école est une chance. » Après un bac avec mention, Tariq suit une prépa HEC. « J'ai retenu de ce voyage que lorsqu'on marginalise une population, ça tourne au massacre. Il faut y trouver son compte pour sortir d'un conflit. »

“Ma terreur est de voir un jour s’afficher à la télé le visage d’un ancien élève”

Evidemment, « faire partir ces jeunes est une gageure ». Jean-Pierre Aurières a convaincu la communauté d'agglomération et des mécènes privés, pour financer les voyages (de 50 000 à 90 000 euros). « Les patrons d'Européquipement et d'Eiffage, partenaires depuis huit ans, viennent tous les ans rencontrer les lycéens. Ils sont flattés de voir ces grands pdg se déplacer pour eux. » Admiratifs, de nombreux collègues le félicitent... « mais personne ne m'a demandé de conseils pour faire pareil », regrette-t-il. Quand des élèves lui disent avoir « appris la tolérance », quand d'autres font leurs études à l'étranger, Jean-Pierre se sent « mieux récompensé qu'avec une légion d'honneur ». Et il en a besoin. Car l'énergie flanche parfois, devant les difficultés d'organisation, devant, aussi, l'ampleur du chantier : ce « vivre-ensemble » jamais acquis. « Il y a des jours où je n'ai plus de jus. Ces trois terroristes sont passés par l'école républicaine... Ma terreur est de voir un jour s'afficher à la télé le visage d'un ancien élève. » Comment faire ? « On se pose la question tous les jours, mais nous ne pouvons pas tout, nous ne sommes que des profs. Pas des parents, ni des psys, ni des assistants sociaux. »

“Lilian Thuram nous a retourné le cerveau”

Mais le voilà regonflé. Après la rencontre avec Lilian Thuram, un élève a lancé : « Il nous a retourné le cerveau. » En leur disant « devenez vous-même, apprenez à vous aimer », l'ancien champion du monde a repris les mots de Jean-Pierre, qui leur répète que « rien n'est impossible », qui leur parle de Djamel Bensalah, ancien élève qui rêvait de devenir cinéaste — et l'est devenu. Les exhorte à abandonner « une posture de victime qui parfois les arrange ». Et prépare le prochain voyage, en Nouvelle-Calédonie, pour voir comment des communautés jadis ennemies travaillent à construire ensemble l'avenir commun du pays qu'elles partagent. « Ces voyages, ce ne sont que des gouttes d'eau. Mais après tout, les océans en sont faits... »


Les promesses de la ministre de l’Education
Les mesures présentées par Najat Vallaud-Belkacem ne suffiront pas à relever l'immense « défi républicain » évoqué par la ministre de l'Education. L'enseignement moral et civique dans toutes les classes, du CP à la terminale et quelle que soit la voie choisie ? Le rétablissement de l'autorité des maîtres ? L'évaluation des élèves de CE2 sur leur maîtrise du français, et des futurs enseignants sur leur capacité à « expliquer et faire partager les valeurs de la République » ? Rien de nouveau sous les nuages. En revanche, la formation continue des enseignants et l'aide aux enfants en situation de pauvreté sont des objectifs concrets, urgents et ambitieux – plus urgents que l'instauration d'une Journée de la laïcité. Restent enfin le souci d'assurer une plus grande mixité sociale dans les collèges et l'idée d'une « réserve citoyenne » de « personnes désireuses d'apporter leur concours aux missions de l'école » : ces promesses ont l'avantage de pointer les failles – comment ignorer les effets catastrophiques de la fracture sociale et géographique à l'école ? – et de souligner la nécessité de mettre les acteurs sociaux face à leurs responsabilités. Mais elles exigent une révolution des esprits. C'est le moment d'enfiler son bleu et son casque de chantier. O.P.-M.

auboutdelaroute93.fr

Sur le même thème

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus