Le siège de la Cia, à Langley, en Virginie, le 14 août 2008

Le siège de la Cia, à Langley, en Virginie.

afp.com/Saul Loeb

Au moment où la France s'interroge sur les moyens et les méthodes à mettre en oeuvre pour lutter contre le terrorisme après les attentats de Paris, les éditions Arènes publient le rapport du sénat américain sur les méthodes d'interrogatoire et de torture de la CIA, rendu public en décembre dernier. John R. MacArthur, qui dirige la revue Harper's magazine, a préfacé l'ouvrage. En déplacement à Paris, il a répondu aux questions de L'Express.

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En quoi le rapport Feinstein (du nom de la présidente de la commission du Renseignement du Sénat) est-il différent d'autre rapports sur les pratiques de la CIA?

Le précédent le plus célèbre est celui de la commission Church dans les années 1970. Il avait enquêté sur des assassinats et tentatives d'assassinats pendant la guerre froide -l'opération Phoenix au Vietnam par exemple. Mais on n'avait pas à faire, alors, à de telles violations des droits des prisonniers de guerre, à l'emploi systématique de la torture. Surtout, ces pratiques n'étaient pas décidées directement par la Maison Blanche comme c'est le cas ici.

Contrairement à la plupart des rapports du Congrès, le rapport Feinstein prend la forme d'un récit captivant, grâce à l'un de ses principaux auteurs, Daniel Jones, un ancien du FBI. Il met en relief la différence de méthode du FBI et de la CIA. Celle-ci emploie des techniques brutales: simulations de noyades, privations sensorielles, détenus cognés contre les murs, contraints à porter des couches pendant 48h ... Le rapport met surtout en relief, l'inutilité de ces pratiques. Plusieurs détenus, dont Abou Zoubaydah (soupçonné d'être un haut responsable d'Al-Qaïda) ont été torturés pour rien pendant des semaines. Les informations pertinentes les concernant étaient déjà connues grâce à des méthodes d'interrogation traditionnelles. La CIA savait déjà tout ce dont elle avait besoin pour arrêter Khaled Cheikh Mohammed, le cerveau du 11 septembre, repéré grâce à une source pakistanaise, qui s'était manifestée avant même les attentats.

Le rapport donne une piètre image de l'agence...

La célèbre série Homeland met en scène la figure respectable de Saul Berenson (joué par Mandy Patinkin), un cadre de la CIA, sage, sachant retenir la main des brutes qui maltraitent les détenus. Les vrais "Saul Berenson" décrits dans le rapport du sénat mentent; leur principale préoccupation n'est pas la recherche d'informations pour déjouer des complots contre les Etats-Unis, mais la préservation de leur budget et de la réputation de la CIA. Les passages montrant comment les cadres de l'agence s'autocongratulent sont particulièrement consternants. Leur principal succès est pourtant d'avoir leurré le Sénat, le grand public et bon nombre de journalistes américains.

Le rapport révèle en effet le soin porté à la communication...

Après le traumatisme du 11 septembre, le grand public américain, et une partie des médias étaient prêts à se laisser se laisser convaincre. Un grand chroniqueur de Newsweek avait même publié une tribune en faveur de la torture, à l'origine du mythe de la "bombe à retardement": la torture est acceptable si l'on sait qu'une bombe est sur le point d'exploser et que c'est le seul moyen d'empêcher un drame. Le rapport du Sénat bat en brèche cet argument: aucune bombe à retardement, aucune urgence dans les cas décrits. Abou Zoubaydah, par exemple, est torturé une première fois sans résultat ; après deux semaines d'interruption, on recommence. On a l'impression que les geôliers torturaient au gré de leurs envies.

La CIA a aussi excellé à manipuler les médias...

Tout un chapitre y est consacré. L'un des journalistes les plus impliqués est Douglas Jehl, alors reporter au New York Times. Il avait accepté de défendre le postulat de la CIA sur la nécessité de la torture, en échange d'informations supplémentaires. La complaisance de certains de mes confrères est désolante. En 2002-2003, le New York Times, et le New Yorker ont relayé la thèse fabriquée par la CIA des liens entre le régime de Saddam Hussein et Al-Qaïda qui a permis de justifier l'intervention américaine en Irak. Lors des premières révélations sur l'existence des "sites noirs" (de détention secrète), en 2005, le Washington Post s'est abstenu d'indiquer les noms des pays d'Europe les abritant. C'est regrettable. Révéler la localisation de ces sites aurait sans doute permis de mettre fin plus tôt à ces programmes.

Des sanctions ont-elles été prises depuis?

Aucune. Certains responsables ont au contraire été récompensés, comme Alfreda Frances Bikowsky, la "reine de la torture", qui a été promue à de plus hautes responsabilités sous le mandat de Barack Obama. Si des poursuites formelles en justice sont impossibles, les auteurs de ces agissements devraient au moins être couverts d'opprobre. Cela aurait été possible si la maison Blanche n'avait pas décidé de censurer tous les noms cités dans le rapport.

On peut aussi reprocher au rapport de décharger le président George Bush de toute responsabilité. Blâmer Dick Cheney (le vice-président), mauvais génie de Bush, me semble insuffisant. Il est vrai que c'est George Bush qui a interrompu le programme en 2006 -Barack Obama, lui, y a mis fin formellement, en 2009, puis a commandité le rapport Panetta qui en a montré l'inefficacité. Mais dans un discours, Obama a qualifié de "patriotes" ceux qui ont utilisé ces méthodes.

Diane Feinstein a eu le mérite d'accélérer la publication d'extraits du rapport (525 pages sur un total de 6000) en décembre, avant le changement de majorité au Sénat. Son successeur, le républicain Richard Burr, s'est d'ailleurs empressé de demander à l'administration Obama que les exemplaires du rapport intégral en sa possession lui soient restitués.

Toutes les leçons de ce scandale ont-elles été tirées ?

Non. Obama a mis fin au programme de torture mais Guantanamo n'est toujours pas fermé et ne le sera probablement pas avant la fin de son mandat. Le président aurait pu, s'il en avait eu la volonté, remettre les derniers détenus dans des prisons fédérales. Mais les informations soutirées à ces prisonniers par le biais de la torture ne sont pas recevables par la justice américaine. Les autorités ont probablement peur que la faiblesse de ces procédures les obligent à libérer des prisonniers dont un tiers est considéré comme dangereux.

Quels enseignements peut-on tirer, en France, de ce rapport ?

J'ai été choqué d'apprendre que Frédéric Péchenard (l'ancien patron de la police nationale), réclamait de nouveaux moyens spéciaux pour les services de renseignements. Les révélations du Sénat américain montrent clairement que le Patriot Act, promulgué dans la panique après les attentats du 11 septembre, a ouvert la porte à ces pratiques barbares et inefficaces. Après les attentats de Paris, les erreurs commises aux Etats-Unis doivent servir d'avertissement à la France.


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