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Journée de la critique des médias : « À quoi sert la critique des médias ? »

par Serge Halimi,

La première journée de la critique des médias, tenue le 31 janvier 2015, s’est achevée avec les interventions de Serge Halimi (« À quoi sert la critique des médias ? ») et d’Henri Maler (« Nous avons des propositions »). En attendant d’autres comptes rendus et d’autres textes, ainsi que la ou les vidéos de la rencontre, nous publions la contribution de Serge Halimi.

Un peu plus de quinze ans après la renaissance d’une critique radicale des médias, après des dizaines de livres, des documentaires à succès, des milliers de réunions publiques, on est en droit de se demander : à quoi a-t-elle servi, à quoi sert-elle ?

À quoi sert-elle quand cet exercice devient un genre tellement courant qu’il dispose dorénavant d’émissions attitrées dans nombre de médias ?

À quoi sert-elle quand n’importe quel moteur de recherche permet à quiconque le souhaite de dénicher des propos de journalistes qui l’indignent, pour s’en déclarer ensuite indigné sur son blog. Lequel n’est fréquenté que par des gens tout aussi indignés d’avance ?

À quoi sert-elle quand la défiance envers les médias est à la fois généralisée et souvent sans conséquence. Car le discours médiatique - sur les privilèges supposés des fonctionnaires, sur les dangers présentés comme imminents de la dette, etc. - demeure relayé au quart de tour, y compris par ceux qui prétendent qu’ils ne font pas confiance aux médias ?

À quoi sert la critique des médias quand des journalistes, qu’on entend et qu’on voit en permanence partout, prétendent qu’ils sont les Jean Moulin d’aujourd’hui, les bannis des ondes, les Zola réactualisant J’accuse, les victimes de la presse d’industrie et du politiquement correct ?

Enfin, à quoi sert la critique des médias quand elle est de plus en plus fréquemment dévoyée par des groupuscules paranoïaques, en général proches de l’extrême droite, qui cherchent à faire de cette critique l’outil de leurs théories du complot ?

Notre critique des médias devient alors pour eux un moyen de mettre en cause tout ce qu’ils appellent « la version officielle » des événements (guerre, attentats, massacres, etc.) chaque fois que cette prétendue « version officielle », qui est parfois aussi la relation objective et froide des faits, ne correspond pas à ce qui les arrange. Ce qui les arrange ? Un monde où tous les crimes sont toujours manigancés et commis par la CIA, Israël, les juifs, l’Empire, et en général les quatre à la fois. Avec, d’ailleurs, une efficacité telle qu’elle découragerait n’importe qui de combattre ces puissances diaboliques - capables de toujours tout prévoir et d’être toujours organisatrices de tout - autrement qu’en ricanant derrière son écran d’ordinateur qu’il n’est pas dupe.

Peut-être sommes-nous victimes de notre succès : on a créé un terrain ; les autres ont découvert que ce terrain était fréquenté ; et chacun vient y jouer.

Autre hypothèse : nous ne sommes pas victimes de notre succès, mais avons perdu. D’une part, parce que la récupération d’une fraction de nos analyses nous a banalisés, et nos analyses avec. Mais aussi parce que, dans la réalité, peu de choses ont changé. L’espace des médias n’est guère plus démocratique qu’il y a quinze ans.

N’en soyons pas trop surpris. Les idées peuvent devenir des forces matérielles, mais encore faut-il qu’elles soient relayées au plan social et politique. Cela n’a pas été suffisamment le cas.

Certains des principaux aspects de notre critique - et c’était bien la nôtre pas celle des autres - sont désormais connus :
1. « Des capitalistes s’emparent de la presse ».
2. « Des rapports étroits existent entre hommes politiques, industriels et médias, qui ruinent le postulat selon lequel les médias seraient au service de l’information des citoyens ».
3. « La connivence, bien davantage que la concurrence ou l’émulation, marquent le monde du journalisme dominant, et le font ressembler à univers de cumulards interchangeables et inamovibles dans un espace socialement clos. » Le poids idéologique et la surface médiatique de ce journalisme dominant sont tels qu’ils nous font parfois oublier que l’univers social des médias est largement habité par des salariés précaires.

Ces critiques sont connues, et même archi-connues.

1. « Des capitalistes s’emparent de la presse ».

Oui, c’est connu mais cette connaissance n’a apparemment aucune conséquence. Ces dix dernières années, Libération puis Le Monde ont cessé d’appartenir à leurs journalistes et ils appartiennent dorénavant l’un et l’autre à un banquier et à un industriel des télécommunications. Edouard de Rothschild puis Patrick Drahi dans le premier cas, Matthieu Pigasse et Xavier Niel dans le second.

Désormais, tout candidat à la direction du Monde comme de Libération est d’abord désigné par le (ou les) propriétaires du titre. Ce n’était pas le cas il y a quinze ans. Ainsi, alors même que la critique radicale des médias se développait, le rôle des actionnaires s’est considérablement accru presque partout. Et celui des sociétés de rédacteurs s’est réduit d’autant.

Pour le dire autrement, la liste des maîtres de la presse parisienne épouse aujourd’hui plus étroitement qu’il y a quinze ans le classement des milliardaires français.
 Les Échos de Bernard Arnault (1re fortune française),
 Le Point de François Pinault (3e),
 Le Figaro de Serge Dassault (4e),
 Libération et L’Express de Patrick Drahi (6e),
 Le Monde et Le Nouvel Observateur de Xavier Niel (7e),
 Direct Matin et Canal Plus de Vincent Bolloré (10e).
Et je vous ai épargné Bouygues, Tapie, quelques autres.

Françoise Giroud l’écrivait déjà - en son temps :

Journaliste, je dépends de ceux qui possèdent les journaux. Attendre des représentants du capital qu’ils vous fournissent gracieusement des armes - c’est-à-dire en l’occurrence des journaux - pour s’élever contre une forme de société qui leur convient, et une morale qui est la leur, cela porte un nom : l’imbécillité. Mais la plupart de ceux qui travaillent dans les grands journaux sont, en gros, d’accord avec cette société et cette morale. Ils ne sont pas achetés ; ils sont acquis. La nuance est importante. Ceux qui ne sont pas achetés peuvent, en théorie, créer d’autres organes pour exprimer leurs vues. En pratique, les fonds nécessaires à la création d’une telle entreprise ne se trouvent pas dans les poches des révolutionnaires.

Sur tous ces plans, peu de choses ont changé.

Mais, depuis quinze ans, quelque chose d’autre s’est modifié. Les industriels et banquiers s’emparent de la presse même si ça ne leur rapporte plus rien. Et les journalistes sont d’autant moins en mesure de s’opposer à ces patrons et aventuriers que la presse va mal. Et que de très nombreux titres recherchent, désespérément, les rares actionnaires que la presse intéresse encore. Une presse qu’ils achètent à présent pour une fraction misérable du prix qu’ils auraient payé il y a quinze ans.

D’après ses propriétaires, Libération perdait l’année dernière chaque jour 22.000 euros, soit près de 16 % de son chiffre d’affaires. Serge Dassault aurait perdu avec Le Figaro 15 millions d’euros en moyenne par an depuis cinq ans. Bernard Arnault a accumulé plus de 30 millions de pertes depuis le rachat des Échos. Claude Perdriel tournait à 5 millions de déficit avant qu’il ne cède son Nouvel Observateur et Rue89 aux propriétaires du Monde qui, eux aussi, perdent de l’argent.

Pourquoi achètent-ils encore des titres de presse, quand ils savent que ça ne leur rapportera rien ?

Si Patrick Drahi, patron milliardaire de Numericable, a cependant décidé d’engloutir 14 millions d’euros dans le sauvetage de Libération, c’est qu’il en attend un autre retour sur investissement.
Pour les géants de l’industrie du numérique, il s’agit d’acheter à bon prix des contenus pour leurs tuyaux. À terme, l’édition numérique de Libération pourrait, par exemple, devenir une prime offerte aux abonnés de Numéricable.

Mais ce n’est pas le seul motif.

« On y regarde à deux fois avant d’attaquer le patron d’un journal, rappelait Capital en août dernier. L’obscur boss de Numericable, Patrick Drahi, n’était qu’un "nobody" quand il est parti à l’assaut de SFR. Moyennant quoi, il fut attaqué sur tous les fronts : exil fiscal, holdings douteuses aux Bahamas, nationalité française incertaine... D’où Libération. Ce n’est pas TF1, bien sûr, mais l’effet dissuasif n’est pas nul. »

« Xavier Niel, poursuivait le même article de Capital, est, lui, passé du statut de pirate des télécoms à celui de membre de l’establishment depuis qu’il est devenu copropriétaire du Monde en 2010. Et cela à peu de frais : sa fortune varie chaque jour en Bourse de plus de 30 millions d’euros, la somme qu’il a investie dans le quotidien du soir. »

Les capitalistes s’emparent de la presse : la critique des médias l’a beaucoup expliqué. On le sait.

Et on sait aussi pourquoi ça continue. Que sait-on également ?

2. « Des rapports étroits existent entre politiques et médias »

Ces rapports, ce journalisme de révérence ont fait l’objet d’innombrables enquêtes et découvertes de notre part. Mais depuis Sarkozy, à quoi bon perdre encore son temps à décrypter quoi que ce soit ? Tout est devenu tellement aveuglant, il y a eu la soirée du Fouquet’s, quand les grands patrons qui sont aussi de gros patrons de presse - Dassault, Arnault, Pinault, Bolloré, Lagardère - furent ouvertement les piliers de la droite, de l’UMP, de Nicolas Sarkozy.

Que sait-on encore ?

3. « La connivence, plus que la concurrence ou l’émulation, marquent le monde du journalisme ».

Oui, on le sait, mais décidément rien n’y fait là non plus. Le Point, dont Giesbert est l’éditorialiste vedette, consacre une partie de sa Une au livre de Franz-Olivier Giesbert. Marianne, dont Jacques Julliard est éditorialiste, consacre un dossier ou un long article à chaque livre de Jacques Julliard. Eric Zemmour, éditorialiste au Figaro Magazine, fait la manchette du Figaro Magazine. BHL, Attali, Barbier, Joffrin, Elkabbach, paraissent insubmersibles.

Alors, bien sûr, on aimerait varier les cibles, décrire autre chose que :
 ce journalisme de révérence, ce journalisme de classe,
 ces médias de marché avec ces économistes à gages qui conseillent des banques, qui siègent dans leurs conseils d’administration,
 cette petite société de connivence qui occupe le devant de la scène et qui dissimule tout un univers de journalisme précaire.

Seulement voilà : nous ne sommes pas là pour la beauté de l’art, pour jouer les virtuoses. Nous menons un combat. Ils nous imposent toujours les mêmes : ce sont donc les mêmes qu’on doit cibler.

C’est comme la critique du capitalisme. On la connaît déjà. Faut-il cesser de l’exposer à ceux qui ne la connaîtraient pas ? À ceux qui n’étaient pas là quand déjà on avait tout dit ?

Nous sommes engagés dans la bataille des idées, nous faisons de la politique. Et nous ne pouvons donc avoir qu’une règle : ils continuent, alors on continue aussi.

La critique des médias est à la fois trop facile et elle n’est pas facile. Elle est trop facile pour les raisons que je viens d’évoquer : les mêmes font la même chose depuis parfois trente ou quarante ans. Mais elle est difficile aussi.

Elle est handicapée par une illusion : celle qu’elle ne serait plus nécessaire. Non pas qu’elle serait inutile, parce que, comme on l’a vu, tout recommence toujours avec les mêmes, ou d’autres identiques. Mais, nous dit-on souvent, parce que la critique des médias serait devenue superflue en raison des nouvelles technologies. Et des enclaves libérées que ces nouvelles technologies laisseraient apparaître. Ces enclaves donnent en effet le sentiment à ceux qui les fréquentent que tout a changé. Cependant même que, pour les autres, beaucoup plus nombreux, qui ne passent pas leur vie dans ces niches, sur ces blogs, ces forums, tout ou presque reste pareil.

Alors, la critique est-elle encore utile ? Internet ne permet-il pas, comme certains le croient ou le disent, de se dégager du paysage médiatique dont la nocivité serait par conséquent amoindrie, et la mise en cause moins nécessaire.

Oui, il y a Internet, les blogs que nous fréquentons, les sites dont on nous envoie les liens et qui nous font parfois croire que tout ce que nous savons est ouvert et utilisé par tous les autres. Et que donc le savoir critique, universel, a gagné. Jusqu’au jour où nous découvrons que nous ne sommes pas plus nombreux qu’avant à lire, mais autrement, ce que nous lisons, à partager les mêmes passions et obsessions. Jusqu’au jour où nous découvrons qu’en somme nous vivons toujours dans une bulle assez peu visitée. Jusqu’au jour où nous comprenons que Internet, qui est peut-être pour nous un instrument de savoir et d’émancipation, est pour d’autres, plus puissants que nous, un instrument de délation, de fichage, et une machine à vendre.

Mais peut être que, en définitive, le mieux pour échapper aux difficultés croisées de la récupération de notre travail par nos adversaires et de l’absence de résultat concret, visible, de notre critique, serait de sortir de ces problèmes par le haut. En formulant des propositions à la fois sérieuses et suffisamment radicales pour n’être pas récupérables.

Laissez-moi en rappeler une.

En décembre dernier, Pierre Rimbert a présenté dans les colonnes du « Diplo » un « Projet pour une presse libre » [1] C’est un outil pédagogique, précis, mais c’est aussi un instrument de mobilisation politique. Pédagogique et précis parce qu’il s’appuie sur des dispositifs juridiques et institutionnels qui existent déjà.

1. La séparation entre presse d’intérêt général et presse récréative ou professionnelle comme critère d’allocation d’aide de la collectivité. Cette séparation figure dans les premiers textes sur les tarifs postaux préférentiels de 1796 et court jusqu’à l’article 39 bis A du code actuel des impôts.
Cette distinction est au cœur des Ordonnances de 1944.
2. La création d’un service mutualisé d’infrastructures de l’information pour la presse imprimée et en ligne. La mutualisation des infrastructures fonde les messageries de presse.
3. Le financement de l’ensemble par une cotisation information. La cotisation, c’est le principe de la sécurité sociale (pour la santé et la retraite).

Le Projet pour une presse libre se contente de radicaliser ces principes pour en faire les points d’appui d’une stratégie de réappropriation démocratique de la presse. Le contexte d’effondrement du système de la presse rend ces mesures plus audibles qu’il y a quinze ans.

« Il y a plus de terre promise que de terrain gagné », écrivait Victor Hugo à propos de la Révolution française. Mais le terrain que nous avons gagné, nous pouvons aussi le mesurer.

Depuis quinze ans, la critique radicale des médias a été une composante essentielle des grandes batailles progressistes :
- sociales, comme au moment des grandes grèves de défense de la sécurité sociale et des mobilisations contre la précarité et le CPE en 2006 ;
- diplomatiques, comme au moment de notre engagement contre les guerres du Kosovo, d’Afghanistan, d’Irak ;
- électorale, puisqu’au fil des scrutins présidentiels, sans doute un peu grâce à nous, le nombre de candidats mettant en cause la partialité des médias n’a cessé de croître.
- Sans oublier ce grand moment du référendum sur le TCE, où notre travail a joué un rôle non négligeable dans la victoire du « non ».

Nous avons amoindri le prestige, le crédit et le pouvoir de nuisance des grands médias. Mais la structure économique et sociale qui les conforte demeure en place. Il ne dépend pas seulement de nous qu’elle vacille, nous le savons. Mais nous escomptons qu’elle recevra ses prochains coups en Grèce, en Espagne, ailleurs. Et là encore, nous serons du bon côté. Car nous sommes ici ce soir. Mais nous étions en Grèce dimanche dernier, et à Madrid tout à l’heure quand s’est rassemblée une foule immense, drapeaux grecs et républicains espagnols mêlés, pour réclamer la fin des politiques d’austérité européennes.

Leur combat est le nôtre. Et, désormais, nous sommes prêts.

Serge Halimi

 
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Notes

[1Pierre Rimbert, « Projet pour une presse libre », décembre 2014.

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