Abu Dhabi : sous le "Louvre des sables", la galère…

Salaires de misère, passeports confisqués, logements insalubres… les ouvriers participant à la construction du Louvre d'Abu Dhabi sont maltraités. L'organisation internationale Human Rights Watch (HRW) a publié son rapport d'étape 2015.

Par Sabrina Silamo

Publié le 12 février 2015 à 14h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h30

Le Louvre d'Abu Dhabi : sa coupole blanche édifiée par le starchitecte Jean Nouvel, ses collections jetant un pont entre l’Occident et l’Orient… et ses ouvriers trimant sur un chantier de l'île de Saadiyat, dans des conditions contraires à la dignité humaine.

Mercredi 11 février 2015, l'organisation internationale Human Rights Watch (HRW) a publié son rapport d'étape 2015. Elle y pointe les abus systématiques dont sont victimes les travailleurs venus du Bangladesh, de l'Inde, du Népal, du Pakistan, des Philippines ou encore du Sri Lanka. Ces migrants parqués sur une île à 500 au mètres au large de la ville d'Abu Dhabi, dans les Emirats arabes unis, participent à la création d'un vaste complexe touristico-culturel comprenant notamment les musées du Louvre et du Guggenheim (Frank Gehry) ainsi qu'un campus de la New York University.

La-bas, à quelque 5 000 kilomètres de Paris, plus de cinq millions d'hommes sont privés de passeports, perçoivent des salaires de misère (240 euros), sont hébergés dans des logements insalubres et ne sont pas remboursés de leurs frais de recrutement (une somme comprise entre 2 500 et 3 000 dollars, prélevée par des agents du recrutement et redistribuée aux employeurs). Plusieurs centaines d'entre eux, ayant osé protester contre ces mauvais traitements auxquels s'ajoutent le système du kafala, sorte de parrainage qui rattache un ouvrier à un employeur lui interdisant ainsi de changer d'entreprise, se sont fait expulser.

Ces accusations, déjà formulées par l'ONG en 2009, avaient entraîné la Tourism development & investment company (TDIC), c'est-à-dire l'entreprise gouvernementale chargée des grands projets de construction, à définir des directives et des obligations contractuelles pour qu'entrepreneurs et sous-traitants mettent fin aux abus.

Cinq ans plus tard, la TDIC juge les conclusions du dernier rapport de Human Rights Watch « dépassées ». Et précise qu'elle s'efforce « de veiller à ce que les pratiques et les conditions de travail des employés répondent aux normes internationales et au droit du travail en vigueur aux Emirats arabes unis ». Certes, le gouvernement a promulgué des réformes législatives et étoffé ses équipes d'inspecteurs du travail. Mais il a aussi blacklisté deux journalistes de The Observer et du New York Times ainsi que Nicholas McGeehan, le spécialiste de HRW pour les questions du Bahreïn, du Qatar et des Emirats arabes unis. Joint à New York, où se trouve le siège de l'ONG, Nicholas McGeehan affirme : « Nous avons affaire à un système d'exploitation organisé. Dans un pays où les syndicats ne sont pas autorisés et où les travailleurs n'ont pas accès au système judiciaire, toutes les conditions sont réunies pour faciliter le travail forcé et le trafic humain. »

Son réquisitoire, bâti sur les témoignages de cent treize employés expulsés sans passeport ni prime de fin de contrat pour avoir usé de leur droit de grève (ils seraient quatre cent soixante selon les autorités), a enfin provoqué une réaction du musée du Louvre par la voie de l'Agence France Muséums. Cette société, chargée de piloter le projet du Louvre d'Abu Dhabi, précise entretenir « un dialogue constant et exigeant avec son partenaire émirien ». Prenant en compte un rapport du cabinet d'audit indépendant, PricewaterhouseCoopers (PwC), émis en décembre 2014, elle assure que « la partie française est très soucieuse du respect des normes sociales » et se félicite des progrès accomplis. Progrès qui concerneraient l'assurance médicale pour 99% des travailleurs, l'accès au passeport, l'hébergement « conforme aux standards nationaux », la facilité des dépôts de plainte et le système de sanctions appliqué aux entrepreneurs qui ne respecteraient pas les politiques de l'emploi internes de TDIC.

Or, comme le martèle Sarah Leah Whitson, directrice exécutive du Moyen Orient et de l'Afrique du Nord au sein de HRW, « seules trois entreprises sur quarante-six ont subi des sanctions financières ». Des chiffres implacables qui prouvent que « toutes les règles sont établies en faveur de l'employeur et non de l'employé ». Et que la véritable amélioration serait de « faire appliquer les lois existantes, respecter les engagements pris par les entrepreneurs et les sous-traitants, infliger des sanctions et des pénalités aux contrevenants ».

Et le Louvre, ce phare de la culture française qui a reçu 965 millions d’euros (dont 400 millions pour l’utilisation de la marque « Louvre ») de l’émirat à qui il prêtera cent œuvres tous les six mois pendant les dix prochaines années ? « Si le musée ne possède aucun levier juridique pour agir en faveur des ouvriers maltraités sur son chantier, il en a le pouvoir politique », conclut Sarah Leah Whitson. Qu'en pensent donc nos ministres Fleur Pellerin et Laurent Fabius ?

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