Arte scrute la classe moyenne et ses angoisses

Ebranlées par la crise, les classes moyennes peinent à joindre les deux bouts. Le documentaire de Frédéric Brunnquell capte les angoisses des plus menacés, où perce la peur du déclassement.

Par Virginie Félix

Publié le 17 février 2015 à 10h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h30

«La classe moyenne, c'est comme un sucre plongé dans une tasse de café. Le bas se délite petit à petit et menace de faire s'effondrer tout l'édifice. » Une leçon de sociologie peut parfois tenir dans un cube de quelques grammes : attablé ce matin-là dans un café, Frédéric Brunnquell joint le geste à la parole et saisit un morceau de sucre dans une soucoupe. Avec cette métaphore empruntée au sociologue Louis Chauvel, auteur de Classes moyennes à la dérive (éd. du Seuil , 2006), il cherche à nous faire comprendre ce qui l'a amené à consacrer un documentaire au long cours à cette partie inférieure de la classe moyenne fragilisée par la crise économique.

« Je ne voulais pas me lancer dans une analyse, faire un film-dossier, mais plutôt comprendre par le ressenti comment la crise pouvait toucher les gens », explique le réalisateur, près d'un an après le tournage de son documentaire, un film en trois volets qu'il a conçu comme un feuilleton tissé d'empathie. Pendant près de sept mois, il s'est invité dans quatre familles, à Lille, Nancy, Lyon et Paris, pour raconter au jour le jour des vies « sur le fil ». Un fil toujours plus tendu, toujours plus fragile, où le moindre accident de parcours menace de vous faire basculer dans le fossé de la pauvreté.

Photo: Frédéric Brunnquell

Photo: Frédéric Brunnquell

A travers les tranches de vie « ordinaire », les plats de pâtes, les cigarettes roulées, le moindre euro compté, le documentaire décrit « un bloc de la classe moyenne qui s'effrite ». « Quand tu te retournes, tu te dis que tu gagnais vachement plus il y a vingt ans, qu'est-ce qui s'est passé ? » s'interroge à un moment Gaëlle, metteuse en scène de théâtre, intermittente abonnée aux fins de mois en dents de scie. « Je pense que cette fragilisation fait remonter par capillarité une angoisse dans la société, estime Brunnquell. La peur du déclassement, la fin de l'ascension sociale. La classe moyenne inférieure est la porte d'entrée de la classe populaire vers la classe moyenne. A partir du moment où cet ascenseur ne fonctionne plus, ça irradie dans toute la société. »

Le film donne aussi à voir la mécanique perverse des « échecs qui détruisent l'estime de soi ». « Quand l'économie se casse la gueule et qu'on en fait les frais, on se met à douter de soi, analyse le réalisateur. D'abord on invoque la malédiction, un truc extérieur, mais peu à peu, ça ronge et on finit par se dire : je suis un nul ! Aujourd'hui, pour conserver sa place, il faut s'adapter en permanence. Mais se réinventer une nouvelle vie demande un capital culturel, une famille solide, des parents aidants. Ce sont ces atouts qui permettent de conserver une capacité de résilience. »

Comment les enfants imaginent-ils leur avenir, eux qui voient leurs parents peiner à boucler les fins de mois ? « Ma vie ne fait que commencer, pourtant mon train s'est arrêté. Mon corps pourrit sous un coulis de soucis », balance Guil-laume, 16 ans, dans un rap écorché vif.

« L'éducation est également un élément essentiel pour comprendre l'évolution des couches moyennes, explique le sociologue Louis Maurin, fondateur de l'Observatoire des inégalités, qui a bien voulu visionner pour nous le documentaire. Si ce film montre très bien le phénomène de déclassement, il s'en tient au problème de l'emploi. La relation des familles à l'école, la manière dont on construit en France un système éducatif adapté pour les plus favorisés, les effets du néolibéralisme scolaire sont aussi des éléments signifiants. »

Gare à la manipulation politique
« La notion de classe moyenne a eu tendance à s'élargir au fil du temps, explique le sociologue Louis Maurin. Dans les années 1980, Henri Mendras évoquait une "grande constellation centrale" regroupant les deux tiers de la société, avec une petite frange d'exclus et de catégories favorisées. » Dès les années 1990, des chercheurs comme Louis Chauvel et Louis Maurin évoquent le risque de déclassement des classes moyennes. « Aujourd'hui, estime Louis Maurin, le travers est de tomber dans le catastrophisme excessif : après le discours très optimiste des années 1980 sur la "moyennisation" de la société et les classes moyennes heureuses, on a versé dans un discours sur l'étranglement des classes moyennes et leur disparition. Il ne faudrait pas en faire les parias de la société française, alors qu'il y a des catégories populaires qui souffrent beaucoup plus. On voit des hommes politiques et des chercheurs essayer de monter les classes moyennes contre les catégories populaires, en leur disant que ce sont eux qui sont frappés en plein par la crise alors que les "assistés" de la France d'en bas bénéficient de la protection sociale. Il y a un danger d'utilisation de ces catégories-là à des fins politiques... »
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