[Exclusif] En plein tournoi des Six-Nations, voici un livre qui devrait secouer le XV de France aussi sûrement que le fera le pack gallois. Le journaliste Pierre Ballester, connu pour ses révélations sur le champion cycliste américain Lance Armstrong (L.A. Confidentiel, La Martinière, 2004), s'attaque au dopage dans le rugby. A le lire, il ne fait aucun doute que ce sport, devenu professionnel en 1995, est au bord de l'implosion, comme avant lui le cyclisme.
Son livre, à paraître le 5 mars aux éditions La Martinière, mais dont L'Express publie des extraits en avant-première, n'est pas une charge antirugby. Au contraire, c'est un appel à le sauver. L'auteur a interrogé des dizaines de témoins, parmi lesquels de nombreux médecins spécialisés, dont les mots et les silences, calculés au plus juste, disent tout l'embarras du monde. Il y a, dans leurs confidences, l'inquiétude de ceux qui savent, ou se doutent fortement, et ne peuvent plus vraiment se taire.
Ballester entraîne le lecteur dans les coulisses d'un sport magnifique, qui peine à préserver ses valeurs. Il est question de joueurs à la musculature suspecte, de compléments alimentaires douteux, d'ordonnances mensongères, de contrôles inadaptés, de dirigeants trop pressés, de préparateurs physiques aux airs de gourou, et surtout de corps dont on se demande comment ils peuvent encaisser des cadences sans cesse plus élevées, des chocs sans cesse plus violents.
Les produits, eux aussi, évoluent : après les amphétamines, consommées, semble-t-il, à hautes doses au sein du XV de France des années 1980, la mode est aux substances plus complexes, difficiles à détecter. "On fera de vilains vieux", disait souvent Michel Crauste, alias le "Mongol", gaillard des mêlées d'autrefois. S'ils lisent ce livre, ses héritiers survitaminés ont de quoi être plus inquiets...
[EXTRAITS]
Le XV de France sous amphétamines pendant quinze ans!
Jacques Mombet a été le médecin de l'âge d'or du SU Agen de 1960 à 1975, puis celui du XV de France pendant vingt ans, en alternance avec son confrère Jean Pène, de 1975 à 1995; puis il est devenu président de la commission médicale de la Fédération française de rugby jusqu'à la fin des années 1990; et il reste toujours un membre actif du comité d'experts de l'Agence française de lutte contre le dopage (AFLD). Alors, l'évolution, les bouleversements, il les a vécus de l'intérieur, comme un témoin permanent qui restitue des scènes en partie vécues, comme un médecin qui pose son stéthoscope sur la poitrine d'un patient pour écouter les battements d'un coeur qui s'emballe. [...]
Ancien joueur lui-même -avant qu'une chute sur un terrain caillouteux ne lui brise le sternum-, Jacques Mombet vit "comme dans un rêve" les déplacements au long cours, les soirées avec les joueurs, le monde à portée de bras. Il n'en reste pas moins lucide sur les premières pratiques... "Les amphétamines ont toujours existé dans le rugby et ailleurs. Dans les années 1970, des équipes entières en prenaient, d'autres non. Je me souviens d'un match de championnat, entre Fleurance et Marmande je crois, au cours duquel l'arbitre a pris peur ! Les joueurs avaient tous la bave aux lèvres, ils se mettaient des marrons même entre équipiers ! Il a dû arrêter le match."
Quand on lui fait savoir que les amphétamines étaient déjà interdites, Jacques Mombet est un tantinet gêné : "Non, ce n'était pas interdit. En tous les cas, on en trouvait partout, ce n'était pas difficile de mettre la main dessus. Enfin, il faut se remémorer le contexte [...]. Vous savez, à cette période, le sport était loin d'être le même : pas d'agence antidopage, pas de prévention. C'était comme ça, à l'époque..."
Même Albert Ferrasse était au courant
La discussion avec Jacques Mombet prend alors une autre tournure : "Et au niveau du XV de France ?
- Comme c'était généralisé, je l'ai vu également en équipe de France. Ils avaient chacun leur pilule devant leur assiette lors du repas d'avant match. C'était comme ça à tous les matchs. Du Captagon surtout, du Maxiton parfois...
- A tous les matchs ?
- C'était systématique.
- Tous prenaient des amphétamines ?
- Ils étaient libres d'en prendre ou pas.
- Même les Blanco, Sella, Berbizier, que vous tenez en haute estime... ?
- Non, pas eux. Ou alors, c'était très exceptionnel. Mais rappelez-vous ce que je disais sur la banalisation des amphétamines à l'époque.
- Très exceptionnel, ça veut dire quoi ?
- En fait, ça dépendait des matchs et de leurs circonstances. Si la rencontre était importante, s'il y avait une revanche à prendre... C'était surtout les avants qui étaient concernés en raison du combat qui les attendait dans les mêlées, moins les lignes arrière.
- Avez-vous un match précis en tête?
- Oui, celui où cela s'est vu le plus. Vous vous souvenez peut-être du France-Nouvelle-Zélande de Nantes, en 1986. Les Blacks venaient de nous dominer une semaine plus tôt à Toulouse et, là, ils se prennent une rouste. [...]
- Mais qui leur donnait ?
- Eh bien, le docteur...
- Donc... vous-même?
- Non, l'autre [NDLR : Jean Pène, décédé en 2003]. Moi, je leur disais qu'ils n'en auraient pas avec moi ; je leur interdisais.
- Et pourquoi n'en donniez-vous pas, puisque c'était généralisé ?
- Ce n'était pas dans ma nature. On peut parler de principe, je crois. [...] C'est à partir de ce match-là que les choses ont évolué. Les Blacks se sont rendu compte que leurs adversaires, méconnaissables par rapport à la semaine précédente, étaient chargés. Ils ont alors porté discrètement l'affaire devant le Board [l'International Rugby Board, IRB], qui a averti le ministère des Sports, lequel a mis au courant la fédération [française]. Je crois que c'est ensuite que l'interdiction des amphétamines a été activée dans le rugby. D'ailleurs, c'est l'époque où les premiers contrôles antidopage sont arrivés autour de l'équipe de France, et aussi plus régulièrement dans les clubs. Ça s'est arrêté peu après.
- Si cette plainte a été transmise à la fédération française, ça signifie que ses dirigeants savaient qu'il y avait un recours aux amphétamines?
- Oui, bien sûr. Tout le monde le savait depuis longtemps.
- Même Albert Ferrasse, alors président de la FFR, était au courant ?
- Oui, il était au courant. Mais il faisait entièrement confiance à Pène, avec qui il était très ami. [...] Vous savez, je me répète, mais, à l'époque, on n'avait pas la même approche que maintenant. Et puis la confiance, ça voulait dire aussi fermer les yeux. [...]
Le Dr Mombet reconnaît que la mise en place du professionnalisme dès 1995 n'a fait qu'accélérer la mécanique de la conduite dopante, avec notamment l'arrivée de joueurs étrangers provenant en bonne part de l'hémisphère Sud, plus particulièrement d'Afrique du Sud. Il revient alors sur un fait marquant, que les rumeurs ont propagé -et déformé-, à savoir la déroute concédée lors du test-match France-Afrique du Sud du 22 novembre 1997 à Paris, soit le dernier match des Bleus disputé au Parc des Princes avant l'ère du Stade de France à Saint-Denis: "Ce jour-là, je n'étais pas le médecin du XV de France, mais j'officiais en tant que responsable de la commission médicale de la fédération. Dans les heures qui précédaient la rencontre, il était question de contrôles antidopage et cette indiscrétion était revenue aux oreilles du staff sud-africain. Une heure environ avant le coup d'envoi, leur médecin m'accoste dans les couloirs des vestiaires. Il sort alors de sa mallette une liasse de papiers. C'était des ordonnances motivées. Il y en avait une grosse dizaine.
A l'époque, les AUT (autorisations d'usage à des fins thérapeutiques) n'existaient pas encore et les médecins pouvaient alors prescrire ces ordonnances motivées pour authentifier le recours à des produits interdits. Bon, quand il m'a remis ce paquet, je ne vous cache pas avoir un peu tiqué. Qu'on en présente une ou deux, soit, mais une douzaine, il y avait quelque chose qui clochait... Je crois bien que c'est le jour où on m'en a remis le plus !" [...]
"Des victimes consentantes"
"La Ventoline [NDLR : traitement contre l'asthme qui permet aussi de masquer la prise d'amphétamines] a été à la mode pendant un long moment chez les professionnels", admet Jacques Mombet. "Des joueurs avaient même un flacon avec eux en permanence et ils le glissaient dans l'une de leurs chaussettes ! Cette habitude provenait des skieurs de fond, mais au moins ceux-là avaient-ils l'alibi du froid et de l'altitude ! Quant aux corticoïdes, ils sont apparus dans le monde du rugby au début des années 1990, et le summum se situe dans les années 2000. On commençait déjà à aller au plus pressé, car les corticoïdes favorisent la cicatrisation et la récupération.
A l'époque, il n'y avait toujours pas d'AUT et les médecins de club envoyaient à la fédération leurs ordonnances motivées. C'est moi qui gérais ce dossier et, là, je peux vous dire que c'était du grand n'importe quoi! Pour un oui, pour un non, les médecins des clubs professionnels prescrivaient des injections de "corticos" en veux-tu, en voilà ! C'était affolant ! Je me souviens particulièrement de deux d'entre eux, toujours en activité et qui déconnaient vraiment. Il y a cinq ou six ans, ils les utilisaient pour pratiquement tous les joueurs. Je crois qu'ils étaient dépassés par les événements, qu'ils étaient sous le joug d'un staff ou d'un président très... très pressant. Heureusement, ils ont stoppé le recours à ces injections, parce que ce n'était plus possible de valider des dizaines et des dizaines de dérogations. Avec des AUT qui sont obligatoires, même lors des fenêtres hors compétition, ça devient plus compliqué." [...]
En tout cas, même à son âge respectable, cet homme et médecin passionné n'est pas dupe de ce qui se trame dans le dos des garde-fous : "On a tous su pour Pieter de Villiers" [NDLR: contrôlé positif à la cocaïne et à l'ecstasy en 2002], comme on a tous su pour Brive ou d'autres. Et nous savons aujourd'hui que la musculation associée à l'alimentation protéinée ne suffit pas à expliquer ces prises de masse actuelles. Tout comme on sait aussi que certaines pratiques, certains protocoles sont réalisés pendant l'intersaison, quand les contrôles sont inexistants, sauf pour les joueurs surveillés, du moins. On sait, mais ils savent aussi ! Et si l'AFLD a pensé instaurer des contrôles inopinés en période estivale, ils y ont pensé également..." [...]
"Du dopage, il y en a toujours eu et il y en aura toujours. D'après ce que je sais, les médecins constituent un frein et des joueurs se tournent alors vers des "préparations" individualisées. Mais, globalement, le rugby ne peut plus y échapper désormais. Pour moi, les joueurs ne sont ni victimes ni coupables, mais des victimes consentantes." [...]
Carnage-débordements
L'apparition des compléments alimentaires avait d'abord entraîné des réticences avant qu'ils soient adoptés par tous. Ou presque tous. "Quand je les vois se balader avec leur boîte de prot' sous le bras, même en vacances, ça me consterne", nous avait soufflé Lionel Nallet, le vétéran et valeureux capitaine du XV de France (74 sélections), qui finit en douceur, à 37 ans, sa carrière au Lyon OU.
Oui, les suppléments nutritionnels sont partout, les bons, les moins bons, les inutiles, les mauvais, les pires qui soient. Les instances du rugby ont réfléchi à deux fois avant de sauter le pas. "Nous avons été finalement favorables à ce que les clubs pilotent la régulation des compléments alimentaires, mais de manière sécurisée", glisse Bernard Dusfour, le président de la commission médicale de la Ligue nationale de rugby. [...]
Une situation qui remonte au début des années 2000 : "Quand je suis arrivé au Stade français, c'était déjà un sujet important entre les joueurs", explique le Dr Alexis Savigny. "Les gars du Sud, les internationaux, venaient avec leurs pots sous le bras. C'est une pratique très anglo-saxonne, ils pourraient ne manger que ça. Le repas, c'est chiant pour eux. Certains mettaient le tout dans un sandwich et ils se cassaient dans leurs chambres. J'avais beau lire la notice, leur dire que 15 à 20 % des pots étaient vérolés, ça ne changeait rien. Au début, le club ne voulait pas investir. Parce qu'il faut vous dire que ça coûte environ 50000euros par an avec les produits "pré-efforts", les boissons déclinées, les sels minéraux, tout ça... Je bosse avec une boîte française depuis sept ans, elle a toutes les normes et autorisations requises." [...]
Les compléments alimentaires peuvent être aux années 2000 ce que fut la créatine aux années 1990 : une nouveauté, donc un sentiment de méfiance ; puis une frénésie, puis un raz-de-marée et enfin une méprise. Considérée comme une aide à la gonflette et à la récupération par les uns, un bienfait largement surestimé par les autres, une antichambre du dopage par certains, car souvent associée à des stéroïdes anabolisants, cette poudre protéinique avait mauvaise réputation, mais le monde du rugby en raffolait, d'autant plus qu'elle n'était pas inscrite sur la liste des produits prohibés.
Que les produits soient labellisés Wall Protect, Afnor ou... "Afsud", le pli est pris, la vitesse enclenchée. Même quand le chat est là, la souris danse... "C'est pourtant le premier pas vers le dopage", avertit l'ancien cycliste Christophe Bassons, aujourd'hui responsable régional du ministère des Sports et correspondant de l'AFLD dans le Sud-Ouest. [...] Débordé par le tsunami de compléments alimentaires de toutes origines qui inondent les terrains, le rugby aimerait pouvoir éventuellement compter sur des arbitres pour se rassurer. Mais, là aussi, les resquilles sont en surnombre.
La lutte antidopage se casse les dents sur un mur
"Le trafic frontalier touchant le monde du sport est en augmentation", constate le référent dopage des douanes régionales de Bordeaux, un poste créé il y a cinq ans dans chacune des dix unités quadrillant le territoire national. "Si l'on excepte les stupéfiants, les compléments alimentaires sont au premier rang des trafics, le second touche les stéroïdes anabolisants." [...]
Les gendarmes du sport veillent, eux aussi. Au siège parisien de l'AFLD, au vu des infos qui remontent, des récents contrôles inopinés à l'intersaison qui permettent d'affiner les profilages biologiques, des variations physiologiques décelées grâce notamment au passeport biologique, on s'est fait une idée plus précise de qui est adepte de quoi. Notre interlocuteur sait quel club est le "spécialiste des anabos", quel autre "de l'hormone de croissance", ou que celui-ci "croque encore beaucoup de corticos". Tout juste est-il intrigué par une info inattendue qui est arrivée sur son bureau début 2013 : hors de toute procédure entérinée, un club rend régulièrement visite à un laboratoire d'analyses pour y effectuer des prélèvements sanguins...
Bref, entre une surveillance et des contrôles qui débouchent au mieux sur des soupçons, entre des molécules connues mais indétectables, d'autres, inconnues, qui arrivent sur le marché, le juteux business qui en découle, des pays qui n'ont pas de réglementation ou si peu, la lutte antidopage se casse les dents sur un mur. [...]
Le rugby tourne au vinaigre, mais les huiles surnagent, ce principe des fluides est connu. En attendant que le nombre si symbolique en Ovalie de 15 joueurs régulièrement blessés par club résonne aux oreilles des instances du rugby, que le passage de l'âge de bière à celui du titane alerte ses défenseurs, que les profils stéroïdiens, endocriniens et héma tologiques constituent la première ligne de la lutte anti dopage, les inquiétudes se bousculent au ras de la mêlée. "Ça va péter, j'en suis convaincu, mais par un biais inattendu, comme ce fut le cas dans le cyclisme avec l'arrestation du soigneur de Festina Willy Voet [NDLR : en 1998]", nous ont confié presque d'une même voix trois observateurs différents.