SOCIÉTÉ - Plus de 10 euros la barquette de boulettes ou le burger maison, un café noisette chez "Cream-Belleville" devant un vieux miroir moucheté et ébréché, comme à Brooklyn. Belleville devient cher. Stanislas du Parc, jeune designer graphique a déjà flairé le bon filon. Il avait probablement déjà entendu l'expression "Belleville Hills", que les jeunes tweetent volontiers, clin d'œil à la transformation éclair de leur quartier populaire en ghetto bobo. Des petits boulots dans la com' et l'événementiel et une idée. Stanislas lance sa marque de vêtements. Les codes sont connus, de l'urbain, du détournement de logo et voilà, un t-shirt "Belleville Hills".
Les équipes de Fox News poussent un soupir de soulagement. Anne Hidalgo est à deux doigts de retirer sa plainte pour diffamation contre les quartiers populaires de Paris. Souvenez-vous, c'était il y a quelques semaines à peine. L'édile parisien s'insurgeait contre la chaîne d'information américaine qui dénonçait ces terres de non-droit en plein cœur de Paris où règnent charia, terreur et violence.
A la sortie de la station Belleville, sur la ligne 11 du métro parisien, les panneaux de travaux qui masquent la boutique de l'enseigne Sephora, encore en chantier, montrent que la greffe n'est pas si évidente. On y trouve des tags, des messages plus ou moins accueillants. Sur les réseaux, le nouveau voisin ne laisse pas indifférent:
Paris change et ses quartiers populaires se transforment encore plus vite. Jeudi dernier, la sociologue Anaïs Collet publiait son ouvrage Rester bourgeois: les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction sur la mutation des quartiers pauvres colonisés par les classes moyennes.
Comme Montreuil, c'est la majorité de la banlieue populaire parisienne qui est passée à l'ennemi bobo. Fini le bastion rouge? Presque, on retrouve çà et là des touches de carmin sur le bonnet des hipsters. "Big up au bonnet phrygien!" diront les plus jeunes.
La gentrification des quartiers populaires de Paris, c'est quoi?
Le long des maraîchers, sur le parcours du tramway T3 qui longe le nord de Paris, des guides commentent pour leurs groupes de touristes. Des tours qui se limitaient il y a quelques années aux abords du Palais Royal et aux bistrots de Saint-Germain-des-Prés. C'est la revanche des cités ouvrières. Les anciens faubourgs sont à la mode. Les quadras, cadres supérieurs, familles recomposées, bobos et jeunes célibataires CSP+ remplacent les bleus de travail d'autrefois. La statue de la "Grisette", cette ouvrière à la Balzac, vendeuse des quatre saisons en robe bouffante, comme on en voyait encore à la fin du XIXe siècle, fait office de pierre tombale rue du Faubourg-du-Temple. Le passé ouvrier est bien derrière, la mue opère: populations, commerces, loyers, réputation, plus rien à voir. Un phénomène qui ne se limite pas à Paris. Les grandes villes françaises cèdent toutes à la pression de la gentrification.
Face à la pression immobilière, les politiques urbaines ne sont pas à la hauteur pour maintenir de la mixité sociale
Et les habitants dans tout ça? Non, ils ne sont pas victimes! Non, ils ne subissent rien! Les habitants sentent et anticipent le changement. Dans son ouvrage, Anaïs Collet décrypte, à partir des enquêtes qu'elle a menées des pentes de la Croix-Rousse à Lyon aux quartiers de Montreuil, en passant par la Seine-Saint-Denis, les dynamiques des mutations urbaines. Les vieilles usines désaffectées des quartiers ouvriers s'arrachent à prix d'or. La ministre de la Culture, Fleur Pellerin, ne s'y est pas trompée. Son chez-elle, c'est au nord de Montreuil, dans un immense loft aux murs blancs meublé Habitat. Rien de prétentieux ou d'ostentatoire. On est tout de même chez une ministre et un haut fonctionnaire de la Cour des comptes. Les pavillons ouvriers passent aujourd'hui dans La Maison France 5 pour "des maisons pleines de charme, du cachet, de l'authentique, dans son jus, bien entendu". Et puis, il y a le cadre. Dans la rue de Mouzaïa, les affichettes convient à une "crêpes-party" de quartier, n'oubliez pas votre bouteille de cidre, bio de préférence. On se croirait presque place du Mistral dans un feuilleton bien connu. Un groupe d'amis, des crèches et des écoles comme il faut. Du capital humain et financier au bout du compte!
Les habitants sont au cœur de la gentrification
Plutôt que des "bobos", Anaïs Collet préfère parler de "gentrifieurs", des acteurs à part entière de la mutation de leurs quartiers. Ils accompagnent le changement d'espaces ouvriers dévalorisés à des lieux plus désirables. La trajectoire n'est pas désintéressée. "Les gentrifieurs" -ceux que la presse nomme les "bobos"- travaillent à reclasser ces lieux mais aussi à consolider leur propre trajectoire sociale. Bref, à "rester bourgeois", précise-t-elle. Le processus de gentrification prend du temps. Anaïs Collet évoque souvent l'exemple du Bas-Montreuil. Un phénomène qui débute à la fin des années 80 en pleine désindustrialisation post-crash des 70ies. Les entreprises partent. Appel d'air. La ville déteste le vide. Les familles de la classe moyenne s'engouffrent dans cet espace bon marché. La mécanique se poursuit et la machine s'affole avec la raréfaction du mètre carré. Rien ne va plus. Classes moyennes, passez votre chemin. Paris intra-muros? Même pas en rêve. Allez donc voir du côté de la petite couronne si j'y suis!
Les spots de la gentrification parisienne sont nombreux
Exemple le plus ancien et le plus central de la gentrification: le quartier du Marais qui a radicalement changé de visage dans les années 70. La rue Daguerre et la rue Montorgueil sont surfaites. Étals de marché trop alignés, raccords couleurs. Des faux airs de Main Street USA, la rue marchande de Disneyland Paris. Dans les bistrots de Belleville, certains souriaient lorsque BFM TV parlait de la filière terroriste dite des "Buttes-Chaumont" après les attentats du mois de janvier. Trafic de fauteuils Eames et contrebande de tabourets Tolix. Mais que fait la police?
La mixité sociale fait de la résistance: des quartiers populaires dans Paris, ça existe encore!
Baladez-vous dans le quartier des ministères, dans les bons vieux VIe et VIIe arrondissements, aux abords du Bon Marché. C'est le Paris des cartes postales, celui que l'on vend toujours dans les clips romantiques de chanteuses pop américaines entre deux macarons et une balade à vélo sur les quais de Seine. Des quartiers bourgeois aujourd'hui, cossus hier, bref de l'or en barre sous les façades en pierre de taille. Mais il y a aussi ces coins de Paris qui n'ont jamais connu que la pauvreté, comme les cités-dortoirs de l'avenue de Flandre dans le XIXe arrondissement. Des immeubles ouvriers devenus des logements sociaux, un parc HLM. De vrais quartiers populaires, avec leur identité, leur culture, leurs problèmes aussi. Comme le rappelle Anaïs Collet dans ses recherches, la gentrification ne s'improvise pas. Il faut suivre la recette, avec ses ingrédients et ses étapes. Au commencement, un parc immobilier ancien et vacant, avec des prix suffisamment abordables pour des classes moyennes. Du logement, des usines désaffectées, des ateliers de couture... Les ménages ne s'installent pas dans ces quartiers par choix mais par nécessité. Le quartier est abordable. Il ne leur ressemble pas. Ils vont le transformer à leur image, le revaloriser.
La population des quartiers gentrifiés peut rester populaire, pour un temps
Dans le quartier embourgeoisé, certains habitants pourront rester dans leurs logements. Il s'agit de propriétaires ou de locataires de logements sociaux. Les locataires des logements privés n'auront pas ce luxe. Car l'immobilier a flambé entre-temps et les loyers aussi se sont envolés. Il y a également cette tranche de la population qui n'arrive plus à suivre avec les prix du quartier, un peu comme ces vieilles dames qui ont hérité d'un petit appartement dans le VIIIe arrondissement et qui ont vu les commerces de bouche décimés par les enseignes de luxe.
La dynamique de gentrification est en marche
Anaïs Collet a déjà repéré les quartiers prêts à être "embourgeoisés". Ils se concentrent dans le nord-est parisien. Un terreau idéal qui voit déjà fleurir, çà et là, les bourgeons de la "boboïsation". Des signes avant-coureurs? Les lieux culturels y pullulent déjà: le 104, l'ICI (Institut des cultures de l'islam), les galeries alternatives du côté de la gare du Nord et de la Goutte d'Or. Si l'envie vous prend d'un café bon marché à la Vielleuse ou aux Folies, institutions populaires des sorties du métro Belleville, dépêchez-vous. Ces deux troquets sont probablement Les Deux Magots et Flore de demain.