Ile principale de l'archipel japonais des Ryukyu, au nord-est de Taïwan, Okinawa est bien connue des historiens de la seconde guerre mondiale pour avoir été le théâtre de la dernière grande bataille du Pacifique en 1945. Pour les karatékas, Okinawa demeure d’abord « le » berceau de leur discipline, ayant conservé la forme la plus « pure » et la plus « dure », et c’est comme tel qu’il est présenté à l’occasion du 30e Festival des arts martiaux, le samedi 7 mars au Palais des congrès de Paris. Grâce à la présence exceptionnelle du maître Kiyohide Shinjo, 63 ans et 9e dan. Celui que l’on surnomme le « Superman d’Okinawa » quitte temporairement Kadena, localité qui a pour particularité d’héberger la deuxième plus importante base de l’US Air Force dans le monde.
« Superman » ? La comparaison n’est pas excessive. En expert de la casse, Kiyohide Shinjo peut faire un sort à une batte de baseball avec son avant-bras ou à des planches avec ses orteils. Tenant de l’école Uechi-Ryu, une des vingt-quatre de karaté recensées, il fut contraint par son père de suivre cette voie dès l’âge de 10 ans. L'adolescent fut parfois défié par des militaires américains qui s’étaient égarés au dojo après une soirée arrosée. Avant de dessouler aussi sec.
Avec les plages paradisiaques, le karaté est l’autre argument touristique massue d’Okinawa, cet « Hawaï japonais » qui abriterait plus de deux cents dojos. L'origine de cet art n’est pourtant pas nipponne. Avant l’annexion en 1879 de l’ancien royaume de Ryukyu par le Japon de l'ère Meiji, des techniques de combat à mains nues furent importées de Chine et mêlées au savoir-faire en autodéfense de l’aristocratie locale. C’est le cas pour l'école Uechi-Ryu. Son fondateur, Kanbun Uechi, émigra dans la province côtière de Fujian pendant une dizaine d’années pour échapper à la conscription et fut formé à la boxe chinoise (que ce fût le dragon, le tigre ou la grue) par un moine taoïste.
De « la main chinoise » à la « main vide »
Les traces de ce passé ont été progressivement effacées par le « père » du karaté moderne, Gichin Funakoshi. Dans le contexte de montée du nationalisme nippon, il modifiera le nom, de karaté jutsu (« la main chinoise ») en karaté do (« la main vide »). Auteur en 1922 d’un livre à succès, cet Okinawaïen fut convié cette même année, en présence de l’empereur Hirohito, à une démonstration à Tokyo, où il finira par s’installer et faire des adeptes. Le karaté se diffuse dans la capitale et à Osaka pour être intégré aux budo, les arts martiaux nippons.
« Les premiers pratiquants japonais ont voulu lui donner plus de noblesse. Il l'ont modifié pour le rapprocher du corps-à-corps et du sabre, explique Emmanuel Charlot, auteur, avec Patrick Denaud, des Arts martiaux (« Que sais-je ? », 2000) et responsable d’Officiel Karaté magazine, la revue de la fédération française. Mais celui d’Okinawa est resté assez traditionnel, souple, à base de renforcement musculaire, de casse et de portée. » Le karaté est aussi davantage ancré dans la société okinawaïenne depuis son inscription dans les programmes scolaires, au début du XXe siècle : « Un policier japonais de la métropole doit choisir entre deux disciplines, le judo ou le kendo. Celui d'Okinawa a une troisième possibilité, le karaté. »
A Tokyo en 2020 ?
Du Japon, le sport essaime ensuite dans le monde, bénéficiant « de l’opportunité de ne pas être interdit, comme la plupart des arts martiaux, et tous ceux de sabre, par l’occupant américain jusqu’en 1948 », ajoute Emmanuel Charlot. Mais aussi de la présence à Okinawa de troufions de l’US Army qui le ramèneront au pays. La vogue des films d’exploitation dans les années 1970 fera le reste. Aujourd’hui, le karaté compte plus de cinquante millions de pratiquants dans le monde, dont plus de deux cent mille en France.
Ce succès ne lui a pourtant pas permis de devenir une discipline olympique, après trois cinglants refus. La perspective de Tokyo 2020 peut faire espérer que les choses vont changer pour cet inestimable legs du patrimoine nippon. Une nouvelle recommandation du Comité international olympique préconise en effet l’ajout exceptionnel (et pour une édition seulement) d’un sport choisi par la ville-hôte, dans un souci « de flexibilité et de diversité ».
La logique voudrait que Tokyo intronise un deuxième budo, après l’avoir fait avec le judo en 1964. « Mais je crains, commente Emmanuel Charlot, que le karaté n’ait aucune chance face au sport le plus populaire et le plus regardé au Japon, qui est le baseball. » On comprend mieux dès lors le geste déterminé de Kiyohide Shinjo devant une batte.
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