[EXCLUSIF] C'était une simple réunion, comme il y en a tant en période de campagne présidentielle. Mais elle pourrait bien devenir un embarras supplémentaire pour un Nicolas Sarkozy plus que jamais cible des enquêtes judiciaires. Bygmalion? Je ne connaissais pas, a dit en substance l'ex-chef de l'Etat, lorsqu'il fut interrogé par la presse sur cette société de communication au coeur des soupçons de dépassement du seuil légal des comptes de sa campagne de 2012. Or voici que, selon les informations de L'Express, l'un des acteurs de l'organisation des meetings du candidat Sarkozy vient d'évoquer devant le juge d'instruction une "réunion à l'Elysée" en "janvier ou début février" 2012, au cours de laquelle auraient été abordées des questions d'intendance en présence d'un proche collaborateur du président de la République.

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Interrogé le 7 janvier par le magistrat instructeur, Franck Attal, ex-directeur d'Event & Cie, filiale de Bygmalion, déclare: "Elle [cette réunion] s'est déroulée dans le bureau de Guillaume Lambert [directeur de campagne de Nicolas Sarkozy et chef de cabinet du président], en ma présence et celle de Jérôme Lavrilleux [directeur adjoint de campagne], Eric Cesari [directeur général de l'UMP] et Olivier Biancarelli, conseiller du président. L'objet de cette réunion était dans mon esprit de choisir les lieux, les villes et de définir les formats [de meetings] à partir du document que nous avions établi." Sollicité par L'Express, Olivier Biancarelli, qui travaille aujourd'hui dans le privé, affirme n'avoir aucun commentaire à faire: "Je suis déconnecté de ces sujets depuis trois ans."

Que savait le chef de l'Etat de cette réunion?

Lors de cette fameuse réunion, reconnaît Franck Attal, le coût des rassemblements électoraux ne fait pas encore débat. Cinq seulement figurent au programme. Le modèle donné en exemple à l'équipe d'Event est celui d'une convention nationale de l'UMP. Coût évalué: 600 000 euros hors taxes. Le total estimé - 3 millions d'euros - est encore bien loin du plafond de dépenses fixé au candidat, 22,5 millions d'euros, et du dérapage final, évalué par les enquêteurs à environ 18,6 millions d'euros.

Nicolas Sarkozy était-il tenu informé de ces premiers échanges, dans les murs mêmes de l'Elysée, par son conseiller Olivier Biancarelli? Franck Attal n'affirme rien de tel devant le juge. Lors d'un interrogatoire précédent, le 1er octobre 2014, il avait été questionné sur le degré de connaissance que pouvait avoir le candidat des problèmes de surcoût de sa campagne. Il avait alors répondu: "J'ai tendance à croire qu'il n'était pas au courant." L'ex-dirigeant d'Event & Cie est en revanche peu avare de détails sur la manière dont les dépenses se sont emballées...

Une course folle au toujours plus

En 2012, tout commence pourtant de la meilleure des façons. Un premier meeting est prévu à Marseille, au tarif de 700 000 euros hors taxes. Le devis est entériné par la directrice des ressources de l'UMP, Fabienne Liadzé. "Tous les devis ont d'ailleurs été acceptés avant chaque meeting, sauf exception due à l'urgence", indique Franck Attal. La campagne connaît une première accélération lorsque est décidée, dans la précipitation, la tenue d'une réunion publique à Annecy (Haute-Savoie). Nicolas Sarkozy a choisi d'accélérer son entrée en lice, de peur de se laisser distancer par son adversaire socialiste, François Hollande, favori des sondages.

A Marseille, le coût est revu à la hausse. "Pour améliorer les images, affirme le directeur d'Event, on a installé notre propre régie sur le parking presse pour nous-mêmes plugger [connecter] chaque car régie. On a aussi amélioré la salle de presse. Cela explique les prix, qui sont conformes à la réalité, au marché." Franck Attal conteste qu'il y ait eu la moindre surfacturation. Selon lui, il s'agirait plutôt d'une course folle au toujours plus. A l'UMP, aujourd'hui, c'est pourtant bel et bien la première hypothèse qui est avancée. Le parti d'opposition, se posant en victime de ces irrégularités, déclare une créance de 28,6 millions d'euros sur Bygmalion, la société mère d'Event.

Première alerte au meeting de Lille

En fait, l'alerte sur les dépenses excessives avait été donnée dès le début de la campagne, lors du meeting de Lille, le 23 février 2012. C'est un très proche du président Sarkozy, Franck Louvrier, qui prend alors son téléphone. Conseiller en communication du chef de l'Etat, avec lequel il travaille depuis 2002, il appelle directement Franck Attal. "[Il] me dit que les prestations sont trop chères, raconte ce dernier au juge, qu'il faut réduire, que le meeting de Marseille a coûté trop cher. Il me demande d'enlever le fond vidéo. Je lui réponds qu'il est déjà installé, que je ne peux plus rien faire pour Lille et que je serai content de redéfinir le format pour les meetings suivants."

Une proposition est donc adressée à l'équipe de campagne. Elle distingue deux types de budget, l'un attribué aux réunions de petit format, d'un montant de 200 000 à 250 000 euros, l'autre réservé aux grands formats, de 450 000 euros. Ce que semblent confirmer les déclarations au juge de Fabienne Liadzé lors de son audition le 4 février: "Première quinzaine de mars [2012], j'ai assisté à une explication entre Guillaume Lambert et Franck Attal, où le premier demandait au second de baisser ses tarifs." Selon ce dernier, Guillaume Lambert et Fabienne Liadzé tombent très vite d'accord avec son offre. Attal estime donc que "le problème était réglé".

C'était ignorer les contradictions propres à la fièvre des campagnes présidentielles. Guillaume Lambert impose à l'organisation le choix d'un réalisateur censé mettre en valeur le candidat. Le technicien établit un devis d'un montant de 10 000 euros par retransmission. Jusqu'alors, le coût de la mise en images n'avait jamais dépassé 1600 euros. "La machine s'emballait, confie Franck Attal au magistrat. J'avais réduit la prise, mais on nous demandait de nouvelles prestations." Finalement, après une discussion supplémentaire, on en revient à une restriction des dépenses.

Les alertes se multiplient, les meetings aussi

L'avertissement donné par les experts-comptables de la campagne a-t-il joué un rôle dans ce regain de prudence? Les trois juges, Serge Tournaire, Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire, disposent en effet de deux notes d'alerte des 7 mars et 26 avril 2012, dans lesquelles ces spécialistes s'inquiètent d'un dépassement du plafond autorisé. Un autre avertissement est lancé de l'intérieur même de l'UMP. Fabienne Liadzé se dit, elle aussi, "interpellée sur le montant" des factures d'Event & Cie, "ce qui va [la] conduire à établir [sa] note du mois d'avril", confie-t-elle au juge. Selon nos informations ce document, daté du 27 avril, est adressé à Jean-François Copé (à l'époque secrétaire général de l'UMP), Eric Cesari et Jérôme Lavrilleux. "C'était un signal d'alarme sur les problèmes de trésorerie de l'UMP", confirme Me Solange Doumic, conseil de Fabienne Liadzé.

Les alertes se multiplient dans l'entourage de Nicolas Sarkozy, mais cela n'a pas empêché l'inflation du nombre de ses meetings: plus de 40 au lieu des 5 décidés dans un premier temps! Et sans doute faut-il voir là l'une des clefs du dérapage... Franck Attal, la plus prolixe des personnes mises en cause par l'enquête, indique aux policiers, en octobre 2014, comment le système frauduleux avait été décidé. Il dévoile alors l'existence d'une rencontre entre lui-même et Jérôme Lavrilleux au mois d'avril 2012: il "m'a expliqué que la récurrence des meetings était telle que le plafond allait être dépassé et que la seule solution envisagée était de déplacer de la facturation des prestations délivrées lors des meetings de campagne sur des réunions UMP sur l'année 2012".

Bastien Millot dément avoir donné le feu vert

Le directeur d'Event se dit "fortement perturbé". "J'ai instantanément donné l'information à Sébastien Borivent [directeur général adjoint de Bygmalion]. Nous étions tous les deux extrêmement déstabilisés par le sujet. L'échange a duré de cinq à dix minutes. Il m'a dit qu'il allait en parler de ce pas à MM. Alvès et Millot [cofondateurs de Bygmalion]." Lors de son audition par les enquêteurs, le 21 octobre 2014, Borivent apporte les précisions suivantes: "Je vais immédiatement dans le bureau de Bastien Millot pour l'en informer. Après quelques échanges, Bastien me donne son feu vert pour accepter la demande formulée par l'UMP."

Cette affirmation est formellement contestée par Bastien Millot. Lors d'un entretien accordé à L'Express, comme devant les juges, celui-ci nie avoir été mêlé de près ou de loin à la campagne présidentielle de 2012. L'hostilité de Nicolas Sarkozy à l'égard de ce fidèle de Jean-François Copé expliquerait cette mise à l'écart. "J'ai appris les fausses factures en mai 2014, avec les révélations de la presse", indique-t-il encore, le 12 février, au juge Van Ruymbeke. Et d'ajouter: "J'étais le président de Bygmalion, mais je n'avais aucun rôle dans la filiale Event & Cie."

La levée d'immunité de Lavrilleux étudiée au Parlement européen

Le caractère inconciliable de ces points de vue devrait aboutir à des confrontations organisées par les magistrats instructeurs. Une dernière étape, avant celle des hommes politiques. Selon nos informations, un certain agacement commençait à pointer parmi les enquêteurs à l'égard du Parlement européen, accusé de tarder à engager le processus de levée d'immunité parlementaire de Jérôme Lavrilleux. C'est désormais chose faite. L'Assemblée de Strasbourg a entamé, lundi 9 mars, l'examen de la requête des juges. A Paris, le sort de Philippe Briand, trésorier de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy au moment de l'affaire, a déjà été réglé par ses collègues députés. Il peut maintenant être entendu par les juges. En revanche, le cas Jean-François Copé, ex-président de l'UMP, est toujours pendant. Quant à Nicolas Sarkozy, son tour viendra forcément. Mais quand?

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