Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Comment les industriels du sucre ont détourné le programme dentaire américain

Des documents, retrouvés dans un fonds d’archives, mettent en évidence les méthodes utilisées pour entraver le programme de lutte contre les caries dans les années 1960 et 1970.

Par 

Publié le 10 mars 2015 à 18h59, modifié le 19 août 2019 à 13h12

Temps de Lecture 5 min.

Des documents, retrouvés dans un fonds d’archives, mettent en évidence les méthodes utilisées pour entraver la lutte contre les caries dans les années 1960 et 1970.

On connaissait les « Pentagone papers », ces 7 000 pages classées secret défense, dévoilées en 1971, qui éclairèrent les méthodes américaines dans la conduite de la guerre au Vietnam ; ou encore les « tobacco papers », 14 millions de documents que les cigarettiers furent contraints de rendre publics par la justice américaine, afin de montrer comment ils avaient dissimulé les méfaits du tabac. A l’université de Californie-San Francisco (UCSF), on n’hésite pas à parler dorénavant de « sugar papers ». Une équipe de chercheurs de l’établissement publie, mardi 10 mars, dans la revue Plos Medecine, une synthèse de documents internes aux industries du sucre découverts dans un fonds d’archives publiques.

Et le résultat est explosif : alors qu’ils connaissaient, dès les années 1950, les effets délétères du sucre sur la santé buccale des enfants, les industriels ont promu et soutenu, dans les années 1960 et 1970, des programmes scientifiques « alternatifs », destinés à éviter toute réduction de la consommation. Mieux : ils ont orienté la politique publique de lutte contre les caries. Une action « couronnée de succès », indiquent les chercheurs.

Le coup n’est pas parti de l’UCSF par hasard. L’équipe du professeur Stanton Glantz, cardiologue et activiste antitabac, accueille et anime la « Legacy Tobacco Documents Library », bibliothèque en ligne qui offre un libre accès aux fameux « papiers » des cigarettiers. C’est dans cet univers, rompu à la traque de documents cachés, que Cristin Kearns, première auteure de l’étude, a atterri, en 2008, après son diplôme de dentiste.

Pendant dix-huit mois, elle a tenté de comprendre « l’écheveau d’organisations mis en place par les industriels du sucre afin de promouvoir leurs intérêts auprès des décideurs » : fondations, associations, symposiums, programmes de recherche… Puis elle s’est lancée en quête de preuves matérielles. En 2010, elle a mis la main sur les archives de Roger Adams, professeur émérite de chimie organique et membre du conseil d’administration de la Fondation pour la recherche sur le sucre (SRF), le bras scientifique des industriels du secteur, de 1959 à sa mort, en 1971.

Les 319 documents qu’elle en a extraits dressent un portrait édifiant de l’action du lobby sucrier. C’est en 1966 que les autorités américaines décident de réorganiser leur politique sanitaire en se fixant des objectifs nationaux. Au National Institute of Dental Research (NIDR), l’organe spécialisé des célèbres NIH (National Institutes of Health), le directeur propose « un programme accéléré afin d’éradiquer en dix ans les caries dentaires ».

Il dispose pour cela de sérieuses bases scientifiques. Des travaux du microbiologiste Robert Fitzgerald ont mis en évidence le rôle de la bactérie Streptococcus mutans dans l’attaque de l’émail. Le scientifique a également montré que, pour intégrer la plaque dentaire, se fixer aux dents et entamer leur action perforatrice, les bactéries n’aimaient rien tant que le saccharose. Ainsi, en octobre 1967, le NIDR identifie trois priorités : réduire la virulence des bactéries, offrir du fluor aux jeunes Américains et modifier les habitudes alimentaires des enfants.

Pour les industriels américains, la menace est sérieuse. Ils n’ignorent pas les dangers du sucre. En 1950, les spécialistes maison l’ont clairement écrit dans le rapport annuel de la SRF. Mais ils affichent comme « but ultime » le développement de « méthodes alternatives à la restriction d’apports en carbohydrates », autrement dit en saccharose. Ils lancent le « projet 269 », une série de programmes de recherche. Ici, le développement d’enzymes spécifiques, capables de détruire la plaque dentaire ; là, un hypothétique vaccin contre la détérioration des dents ; ou encore l’ajout de ciments spécifiques… Autant de pistes retenues en 1971 par le Programme national sur les caries. Autant de voies qui s’avéreront sans issue au cours de la décennie suivante.

Le programme national écarte en revanche toute idée de restreindre la consommation en sucre. Le NIDR a jugé dès 1969 cette éventualité « irréaliste ». Il ne retient pas davantage parmi ses priorités la mise en place d’un modèle expérimental susceptible de tester la nocivité des aliments. Ce modèle figurait pourtant parmi les premiers objectifs retenus par le NIDR à l’origine. « Mais comme il risquait de disqualifier certains produits, les industriels sont parvenus à l’écarter », indique Stanton Glantz.

Lobbying scientifique

Comment ? Par un soigneux travail de lobbying. Scientifique, avec des articles jetant le doute sur la fiabilité de tels tests, mais aussi, et surtout, humain. Ainsi, en octobre 1969, la SRF organise son propre panel d’experts afin d’établir des propositions. Parmi eux, figurent dix des onze membres de la task force du NIDR. « Le seul à ne pas avoir été convié à la fête est Robert Fitzgerald, le plus en pointe sur le sujet », constate Cristin Kearns. Etaient-ils payés ? Les universitaires n’en ont « pas la preuve ». Mais le résultat est, en tout cas, spectaculaire : 78 % des propositions de l’industrie sont reprises, souvent au mot près, dans le Programme national anticaries, un plan qui orientera la recherche américaine pour dix ans.

Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences
Découvrir

Stanton Grantz y voit un modèle de ce que les industriels peuvent faire pour protéger leurs intérêts, au mépris de la santé publique. Si le sucre n’est pas aussi dangereux que le tabac, difficile de ne pas faire de parallèle. Et l’universitaire de constater, non sans délectation, que lors de sa création, en 1954, le Tobacco Industry Research Committee s’est attaché les services de Robert Hockett, premier directeur scientifique de… la Fondation pour la recherche sur le sucre. « Qu’il s’agisse du tabac, du sucre ou du réchauffement climatique, ce sont les mêmes objectifs, les mêmes méthodes d’instillation du doute qui sont à l’œuvre », martèle l’universitaire.

Cristin Kearns, elle, préfère s’en tenir au sucre lui-même. Il aura ainsi fallu attendre 1996 pour voir la Food and Drug Administration (FDA) américaine autoriser les premiers tests sur des aliments. « Et encore, juste pour afficher des mentions “Safe for teeth” [« sans danger pour les dents »], rien de négatif », précise-t-elle. Début mars, l’Organisation mondiale de la santé a recommandé la limitation de la part des sucres ajoutés dans l’alimentation à 10 % de l’apport calorique quotidien, pour lutter contre les caries mais aussi l’obésité ou encore le diabète. La FDA, de son côté, envisage de modifier son étiquetage pour indiquer la quantité de sucres ajoutés. Un projet que la World Sugar Research Organisation, le nouveau bras armé des industriels, entend contester. « Quarante-cinq ans de perdus », soupire Cristin Kearns. Pas pour tout le monde.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.