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Libération
Reportage

A Haramont, «on ne fait confiance à personne»

A dix jours des départementales, la plupart des 600 habitants de ce village picard balancent entre abstention et vote FN.
Début mars à Haramont, dans la salle des fêtes du village. (Photo Vincent Jarrousseau)
par Dominique Albertini, (Envoyé spécial dans l’Aisne)
publié le 11 mars 2015 à 20h06

C'est une belle fin d'après-midi à Haramont. Le soleil éclaire la pierre blanche, les jardins vides, les balançoires inoccupées. Rien ne bouge dans les rues de ce gros village de l'Aisne, en Picardie. Sur les deux tables de la salle des fêtes, six aînés alignent sans bruit cartes et dominos. Regards méfiants. On n'a pas envie de parler, et encore moins des prochaines élections. «Ah, on ne fait pas de politique !» protestent les joueurs à l'unisson. Mais votera-t-on le 22 mars ? «Oui, pour foutre le gouvernement dehors», claironne l'homme du groupe. «Marine va tout rafler», ajoute une femme, l'air satisfait. «Bon, on joue», tranche une autre pour clore la discussion.

Étonnement. Haramont est un village comme beaucoup d'autres dans ce coin de Picardie. D'abord, les départementales, «tout le monde s'en fout», résume un habitant : on votera peu et sans enthousiasme. Et si on vote, ce sera beaucoup pour le Front national, «pour protester» explique le même. Aux dernières élections européennes, 44,7% des électeurs se sont abstenus et presque la moitié des votants ont choisi le parti lepéniste. Des résultats comparables à ceux d'autres communes des environs. Depuis mars 2014, c'est d'ailleurs le frontiste Franck Briffaut qui gère la ville voisine de Villers-Cotterêts. L'Aisne figure ainsi, avec une poignée d'autres départements, parmi les cibles réalistes du Front national - même si ce dernier n'ose pas y rêver trop haut.

Avec ses 600 âmes, Haramont est la deuxième commune la plus peuplée du canton. Ce qui la distingue surtout, c'est d'avoir été, en 2003, le sujet d'un livre disséquant son rapport au FN : Mon Village à l'heure Le Pen. Sous ce titre, le journaliste Christian Duplan, installé sur place, faisait témoigner amis et voisins. Une sorte d'étonnement traverse tout l'ouvrage. Ici, on n'est pas plus cambriolé qu'ailleurs. Et on ne trouve guère de traces de «l'immigration-invasion» dénoncée par le Front.

Plutôt bienveillant à l'égard des habitants, le bouquin n'en a pas moins laissé un mauvais souvenir dans le bourg : plus d'une porte reste aujourd'hui fermée à la presse, au motif qu'«on s'est déjà fait avoir». Pas celle du maire : comme tous les mercredis soirs, Gérard Bouchonville, sans étiquette, tient permanence dans son petit bureau. Quelques tracts de l'UMP traînent sur une étagère - première et unique trace de la campagne à Haramont. «Les candidats étaient là lundi pour une réunion publique, explique l'élu. J'avais fait préparer la salle, mais personne n'est venu. Les gens ne croient plus à la politique. Ils veulent du changement mais ne font confiance à personne pour le mettre en place.» Quant au vote FN, «je ne sais pas trop d'où il sort. Les seuls étrangers, ici, ils sont portugais.»

«À cran». Avec quatre mandats au compteur, Bouchonville est familier des mille petits tracas qui font l'ordinaire d'un maire rural. Mais ces derniers temps, quelque chose a changé. «Les gens sont énervés, juge-t-il Je les sens à cran pour de petites choses. Une poubelle mal rangée, un chien qui divague, et ils partent au quart de tour.» Ce climat, le maire se l'explique mal. «Il y a les impôts, juge-t-il tout de même. Les retraites trop basses. Le prix de l'essence, dans un endroit où tout le monde a besoin de deux voitures. Le chômage aussi.» Le village a ses demandeurs d'emploi, notamment quelques anciens de l'usine PSA d'Aulnay-sous-Bois. Mais l'élu n'en sait pas plus : «Avant, la préfecture m'envoyait une liste des demandeurs d'emploi. Plus aujourd'hui, donc c'est moins facile à voir.»

Il y a d'autres invisibles à Haramont. Si le village s'est agrandi ces dernières années, c'est par l'afflux de nouveaux habitants. Beaucoup viennent de banlieue parisienne et y travaillent encore, notamment à l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Ils partent tôt et reviennent tard, en train ou en voiture. Certains ont fait construire ; d'autres ne restent que quelques mois. «Ceux-là, on ne sait même pas qu'ils existent», reconnaît Bouchonville. Flora est l'une de ces nouvelles résidentes. Jeune infirmière à l'hôpital de Montfermeil (Seine-Saint-Denis), elle a fui Sevran «à cause de l'insécurité et des loyers». «C'est joli, Haramont, mais c'est vrai que je n'y suis que pour dormir, avoue-t-elle sur son palier. Je ne suis même pas inscrite sur les listes électorales parce que la mairie n'ouvre pas souvent. Cela fait des années que je n'ai pas voté.»

Jimmy, lui, n'a jamais voté de sa vie. «Comme mon père», dit ce trentenaire, une boucle à chaque oreille. Il a emménagé ici le mois dernier avec sa petite amie. Conducteurs d'engins de chantier, il recherche un emploi et c'est peu dire que les élections ne l'intéressent pas. «Je ne fais confiance à personne. Que du blabla. Ce qu'il faudrait, c'est sortir de l'euro. Et aider un peu plus le peuple français. Ça ne veut pas dire que je vais voter pour le FN. Marine Le Pen, elle est comme les autres : elle ne fera pas ce qu'elle dit.» Locataire, le couple se prépare déjà à quitter Haramont, sans doute pour Villers-Cotterêts. Au moment de rentrer chez lui, Jimmy insiste : «Je ne travaille pas et je touche 1 200 euros sans rien faire. Vous trouvez ça normal ?»

Autochtones et «Parisiens» coexistent ainsi sans se croiser, ou si peu. D'autant que, malgré les efforts du comité des fêtes, le village est désormais dépourvu de lieux communs. En quelques décennies, Haramont a perdu sa gare, ses cafés, son épicerie et ses petites industries rurales. La plupart des actes de la vie quotidienne s'accomplissent à Villers-Cotterêts. Pour ceux qui ne travaillent pas en région parisienne, c'est là qu'ont lieu les contacts avec la population d'origine immigrée - les «gris», comme les appellent certains - ainsi que les incivilités de tous les jours.

Épouvantail. «Pour les gens d'ici, et notamment les personnes âgées, tout devient trop rapide, trop compliqué, juge Simone Brossy, ancienne maire du village. Par exemple, comme il n'y a plus de commerces, ils vont dans les grandes surfaces. Sauf que là-bas, ça bouge tout le temps. Ils ne trouvent plus ce qu'ils cherchent. Et il n'y a personne pour les aider dans les rayons. Alors ils rentrent chez eux sans la réponse et ça leur reste en travers de la gorge.»

Pour beaucoup d'habitants, c'est la cité HLM de la route de Vivières qui fait figure d'épouvantail. Comme pour Françoise, 55 ans, qui y a vécu : «C'était bien il y a encore dix ans. Mais depuis, rien n'a été entretenu, ça n'a fait que se dégrader. Et la police n'intervenait jamais quand on l'appelait.» Son mari est peintre en bâtiment ; elle ne travaille pas. Ils ont emménagé à Haramont l'an dernier, pour changer d'air. La même année, elle a voté FN pour la première fois. «J'étais électrice de gauche, sourit-elle timidement. Puis j'ai essayé Sarkozy en 2007. Je n'étais pas raciste. Mais je crois que je le deviens.» Depuis son emménagement, Françoise ne sort plus guère de chez elle : «Ici, c'est pas comme en ville, c'est bonjour-bonsoir et puis c'est tout.» Informée par Facebook et la télévision de «tout ce qui se passe dans le monde», elle s'indigne «qu'on détruise les églises dans certains pays alors qu'ici, on laisse construire des mosquées».

Un bruit résonne dans Haramont, lointain et métallique. Il vient de la vieille scierie Pigoni, sur la colline. C'est quelque chose, les Pigoni. Ou en tout cas, ça l'a été. La famille a longtemps eu la main haute sur le village : l'un des frères, Pierre, a été maire de 1965 à 1989 ; les deux autres, Jean-Charles et Marius, dirigeaient la scierie, faisant travailler plusieurs dizaines de résidents locaux. «Jean-Charles, pour être tranquille, il donnait à tout le monde, sourit Marius, 82 ans, dans les vestiges de son usine de palettes. Même au FN ! Et quand il fallait aider une entreprise du coin, il allait en toucher un mot au député.»

Ce système paternaliste a structuré la vie politique et économique d'Haramont pendant plusieurs décennies, pour le meilleur et pour le pire. Il s'est effondré sans que rien ne le remplace. L'arrivée de nouveaux résidents qui ne leur devaient rien a sapé l'autorité des Pigoni. Puis la crise. «Quand les affaires ne vont pas, les palettes ne se vendent pas, poursuit le patron, pointant des stocks de bois vieux de plusieurs années. En plus, il paraît qu'on ne respecterait pas les normes européennes. Il fallait pas la faire, l'Europe, ou alors entre pays riches. Je laisse tourner l'entreprise pour ne pas virer mes gars. Mais, après moi, c'est fini.» Il y a encore quelques années, l'entreprise employait une trentaine d'ouvriers. Ils ne sont plus que trois à s'activer dans ces hangars de mauvaise tôle ouverts à tous les vents. Un seul est d'Haramont. Celui-ci rigole : «Voter ? Pour quoi faire ? Si c'est la merde, c'est la merde, hein.»

«Phénomène». Le nom des Pigoni figurera pourtant sur les bulletins de vote : Martine, «une nièce» de Marius, se présente dans le canton aux côtés de Franck Briffaut, maire Front national de Villers-Cotterêts depuis 2014. «Toutes les solidarités locales ont volé en éclat, juge ce dernier dans son bureau de l'hôtel de ville. La disparition des services publics laisse les habitants livrés à eux-mêmes. Certains ne font que passer, d'autres s'enferment chez eux. Les gens demandent qu'on reconstitue quelque chose. Une armature. Et le Front national est le seul parti à proposer une analyse de ce phénomène.»

Face à Briffaut, la droite se présente divisée entre UMP et UDI, tandis qu'une alliance entre Front de gauche et écologistes incarnera la gauche à elle seule, le PS ne présentant pas de candidats dans le canton. Briffaut se détend sur son siège, souriant : «Avec des adversaires comme ça, je n'ai plus besoin d'amis. Des fois, j'ai peur de m'ennuyer.»

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