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Entreprise

Areva : un scandale d'Etat qui couve depuis 20 ans

La débâcle du géant mondial de l’atome ne peut se résumer à la gestion défaillante d’Anne Lauvergeon. L’absence de contrôle des autorités de tutelle aura aussi pesé lourd, comme les choix industriels.
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425 Doc Areva
Philippe Varin, le 4 mars, à la Défense.
AFP

Le 4 mars, Areva a confirmé un résultat négatif de 4,8 milliards d’euros pour son exercice 2014. La plus grosse perte affichée par une entreprise française, cette année-là ! Depuis quatre ans, les déficits s’élèvent à près de 8 milliards. Bien sûr, entend-on dans la tour Areva de la Défense, c’est la faute de l’hiver nucléaire, depuis la catastrophe de Fukushima. Vraiment ? Un chiffre symbolise l’ampleur du désastre, qui n’a pas seulement à voir avec l’atome : les pertes dans les renouvelables ont grimpé à 550 millions, pour un chiffre d’affaires dix fois moins élevé. "Si Areva était une entreprise classique, le dépôt de bilan aurait été prononcé depuis longtemps", dit un bon connaisseur du groupe.

Et pourtant, le 4 mars, face à cette catastrophe, Philippe Knoche s’est contenté du service minimal. Le nouveau directeur général a égrené des formules vagues sur un Areva désormais "recentré, compétitif, simplifié, adapté au marché". Pour les mesures d’envergure, il faudra repasser dans quelques mois. En juillet, quand sera connu le plan de financement. Mais le malade Areva peut-il attendre ?

A son chevet, les politiques ont pris le relais des opérationnels. Ségolène Royal a parlé de fusion avec EDF. Emmanuel Macron évoque "un rapprochement, y compris capitalistique" avec l’électricien, alors que quelques semaines plus tôt le nouveau PDG d’EDF Jean-Bernard Lévy avait exclu l’hypothèse. Sur le volet social, les ministres jouent la prudence. Pas de licenciements à Areva. S’il doit y avoir des suppressions de postes, alors que ce soit des "départs volontaires ou anticipés". Du côté des salariés, c’est la stupeur. Des mouvements sociaux sont prévus dans les prochains jours. "Ce n’est pas à nous de payer les erreurs stratégiques des directions successives d’Areva", s’exclame Bruno Blachon, responsable de la branche énergie atomique à la Fédération des mines et de l’énergie de la CGT.

A terme, le géant du nucléaire aura pourtant du mal à éviter la purge. L’Etat, actionnaire à 87%, va devoir remettre au pot. On parle d’une recapitalisation de 2, voire 3 milliards d’euros. La dette (5,8 milliards) est supérieure aux fonds propres. L’entreprise a pourtant cédé ces dernières années pour 7 milliards d’actifs. Depuis 2005, elle est en cash-flow négatif : l’argent qui sort est supérieur à l’argent qui rentre. Il faudra attendre 2018 pour retrouver une trésorerie positive, a assuré Knoche. La maison est bel et bien en feu.

Comment Areva, fer de lance du nucléaire français, filière d’excellence que la plupart des pays nous envient, en est-il arrivé là ? Depuis plusieurs années, le groupe est plombé par le chantier de l’EPR finlandais et l’acquisition ruineuse de la société minière UraMin. La déroute du champion, numéro un mondial du nucléaire, ne peut cependant se résumer à ces deux échecs.

Elle est la conjonction d’un ensemble de facteurs qui va de la crise du nucléaire après Fukushima, de l’émergence du gaz de schiste, qui rend l’atome non compétitif aux Etats-Unis, des relations dégradées avec EDF, qui lui ont fait perdre des marchés prometteurs comme celui d’Abou Dhabi et, bien sûr, de la gestion défaillante d’Anne Lauvergeon, présidente du directoire entre 2001 et 2011, jusqu’à l’absence de contrôle des autorités de tutelle, incapables de canaliser les élans de la direction.

Pour comprendre cet invraisemblable fiasco, il faut revenir aux sources du nucléaire français. Une histoire qui a toujours été jalonnée de guerres de chapelles. Comme celle des années 1960, quand EDF, refuge des ingénieurs des Ponts, tentait d’imposer ses réacteurs à eau pressurisée sous licence Westinghouse au Commissariat à l’énergie atomique, haut lieu du corps des Mines, qui s’arc-boutait à sa technologie graphite-gaz. En 1969, Georges Pompidou siffle la fin de la partie et arbitre en faveur d’EDF. Après le choc pétrolier de 1973, 58 réacteurs sortent de terre. Un immense succès.

Avec le retour d’expérience de chaque tranche nucléaire, EDF parvient à standardiser ses centrales, une performance que les autres pays n’arriveront jamais à reproduire. L’électricien était alors fusionnel avec Framatome, son fabricant de chaudières. Grâce au nucléaire, la France bénéficie d’une des électricités les moins chères du monde. Pour EDF, c’est le jackpot. Les experts considèrent qu’un réacteur rapporte environ 250 millions d’euros par an. Architecte-ensemblier du programme, l’électricien est alors à son apogée. "Framatome n’était qu’un sous-traitant", rappelle Marcel Boiteux, président d’honneur d’EDF.

Tout change au début des années 1990, quand François Mitterrand décide de développer un réacteur de troisième génération avec les Allemands. Ce sera le futur EPR. Entre Framatome, Siemens, EDF et les électriciens allemands, le ton monte très vite. "Il fallait satisfaire les deux autorités de sûreté nucléaire, raconte un témoin du programme. C’était d’autant plus compliqué que le ministre de l’Environnement allemand était écologiste. Résultat, le prototype, ultrasécurisé, requiert quatre fois plus d’acier, deux fois plus de béton, cinq fois plus de tuyaux." Le réacteur grossit, le prix de l’EPR s’envole.

Quelques années plus tard, Framatome récupère la filiale nucléaire de Siemens. Le fabricant de chaudière se voit tout-puissant. Le parc nucléaire français étant quasi achevé, l’Etat l’encourage à prospecter à l’étranger. Framatome va en Afrique du Sud, en Inde, en Corée, en Finlande, en Chine… EDF lui rend la monnaie de sa pièce et diversifie ses approvisionnements. Pour ses générateurs de vapeur, l’électricien passe commande à Mitsubishi et Westinghouse. Areva n’est pas constitué, mais le ver est déjà dans le fruit. L’arrivée, en 1999, d’Anne Lauvergeon à la tête de la Cogema, la société chargée du cycle du combustible, ne fera qu’exacerber une situation déjà explosive.

Pourquoi elle ? Après son départ de l’Elysée en 1995, l’ancienne sherpa de Mitterrand enchaîne deux expériences malheureuses, à la banque Lazard et à Alcatel. Mais la normalienne, soutenue par le corps des Mines, dont elle est issue, a de l’énergie à revendre. Charismatique et bonne communicante, elle bénéficie de puissants appuis au PS. En quelques années, elle chamboule l’image compassée du nucléaire. Fini, les messieurs à costume gris de la technostructure, fini, l’opacité. Son slogan : "Nous n’avons rien à vous cacher."

La patronne a de fortes convictions. Un, le nucléaire plombé par Tchernobyl va repartir. Deux, la France doit disposer d’un acteur présent sur toute la filière, de la mine au retraitement et recyclage des déchets, en passant par l’enrichissement de l’uranium, la production de combustible, la construction de réacteurs et leur entretien. Certains vieux routiers du secteur renâclent. "Les synergies entre l’amont et l’aval du cycle sont minimes", dit Jean-Claude Leny, ex-patron de Framatome. Rien n’y fait. Lauvergeon tient à ce qu’elle appelle son modèle Nespresso. Je vends la machine et je gagne sur les capsules. En un tour de main, elle convainc les pouvoirs publics de réunir la Cogema, Framatome et CEA Industrie.

Areva voit le jour le 3 septembre 2001. Le corps des Mines tient sa revanche. EDF ne décolère pas. La constitution d’Areva fut "probablement une erreur", dira plus tard Henri Proglio, PDG d’EDF de 2009 à 2014. Car Lauvergeon rompt avec le modèle EDF de l’architecte-ensemblier et propose des centrales clés en main, à la manière des parapétroliers pour une raffinerie. En parallèle, la presse américaine s’enflamme pour Areva, et Fortune pour "Atomic Anne", une des femmes les plus influentes du monde.

Sur le terrain, ça patine. Seulement quatre EPR ont été signés, aucun ne tourne. "Au milieu des années 2000, Anne Lauvergeon parlait d’en vendre 34", rappelle un responsable d’EDF. La patronne visionnaire se révèle une piètre gestionnaire. Le premier EPR, c’est celui d’Olkiluoto en Finlande. Lancé en 2003, il accuse aujourd’hui neuf ans de retard et une perte sèche de près de 4 milliards d’euros.

Olkiluoto, c’est l’histoire d’une catastrophe annoncée. "Outre le fait de partir sans EDF, Areva a commis l’erreur de développer une tête de série dans un pays étranger et de signer un contrat à coûts fixes, sans avenants, sans clauses de contentieux", déplore Elie Cohen, directeur de recherche au CNRS. "Il y avait en face de nous les Russes et General Electric et il était essentiel de gagner cette première référence mondiale de réacteur de troisième génération", défend un proche d’Anne Lauvergeon (sollicitée par Challenges, l’ancienne patronne d’Areva n’a pas souhaité donner suite). Le contrat se révèle ruineux. Tous les dépassements sont à la charge du groupe. Ils sont d’autant plus nombreux qu’Areva manque de compétences, un grand nombre d’ingénieurs de Framatome et de Cogema ayant été remerciés.

La firme découvre aussi les joyeusetés du monde finlandais. "Ayant l’habitude de traiter avec les Soviétiques en les contrôlant étroitement, l’électricien TVO et l’autorité de sûreté nucléaire STUK ont reproduit les mêmes pratiques avec Areva, raconte un proche du dossier. Comme leurs connaissances de l’EPR étaient limitées, ils ont fait appel à des consultants grassement payés, dont l’intérêt était de faire durer le plaisir." L’EPR s’embourbe (Areva passera des provisions à treize reprises), mais Lauvergeon reste droite dans ses bottines. Qu’importent les surcoûts, le nucléaire est de toute façon tellement rentable… Pour Areva, le business amont (mines, enrichissement…) est une rente. Cet argent facile porte en germe les dérives à venir.

Après Fukushima, le réveil est brutal. Les annulations de contrats récurrents consécutives à l’arrêt du nucléaire allemand et des 50 réacteurs japonais se chiffrent à environ 1 milliard d’euros. Pour faire face au renouveau du nucléaire, Lauvergeon avait massivement embauché (26.000 recrutements entre 2008 et 2011). Du jour au lendemain, le groupe se retrouve surdimensionné.

La seconde erreur d’Atomic Anne, c’est UraMin. Cette étrange affaire sur laquelle le parquet de Paris mène une enquête préliminaire, notamment pour présentation de comptes inexacts ou infidèles, commence au milieu des années 2000. Comme le nucléaire repart, Lauvergeon cherche à reconstituer son portefeuille minier et diversifier ses sources d’approvisionnement en uranium qui reposent sur le Niger et le Kazakhstan.

Cela tombe bien, UraMin, entreprise canadienne, dispose de trois gisements en Namibie, Centrafrique et Afrique du Sud. Conseillé par la banque Rothschild, Areva acquiert en 2007 UraMin au prix fort : 1,7 milliard d’euros – l’entreprise valait six fois moins un an plus tôt, et EDF se l’était vu proposer par Goldman Sachs pour une somme ne dépassant pas 500 millions. Le groupe investit encore 1,2 milliard dans une usine de dessalement en Namibie. Résultat, presque 3 milliards dilapidés. "On a jeté l’argent par les fenêtres, s’insurge un proche du dossier. Les géologues du CEA savaient que ces mines ne valaient rien, mais on leur a demandé de se taire." Le conseil de surveillance signe en revanche des deux mains. Pour l’EPR de Finlande, il n’avait rien signé. Il n’avait juste pas été consulté.

C’est là le vrai scandale d’Areva : "L’incroyable désinvolture" de la gouvernance, comme l’écrit la CFE-CGC dans une lettre à François Hollande. Une gouvernance défaillante, qui a attendu 2010 pour demander un audit à l’expert René Ricol : "Les comptes étaient exacts, précise aujourd’hui celui-ci. Mais Anne Lauvergeon a pris beaucoup de risques… et malheureusement ils se sont tous réalisés !"

Quant à la tutelle, "elle a été incapable de trancher et a laissé faire Anne Lauvergeon", dit Elie Cohen. Et à chaque fois que l’Etat se décide à agir, il joue aux apprentis sorciers avec une stratégie illisible. Il refusera à Areva l’acquisition de plusieurs entreprises, comme l’indien Suzlon (éolien offshore) ou l’australien Olympic Dam (mines). Mais dira oui à UraMin, le plus invraisemblable des projets. Un jour, il veut qu’Areva reprenne la participation de France Telecom dans STMicroelectronics, puis qu’il sauve le soldat Alstom en perdition. Une autre fois, il tente d’adosser le groupe nucléaire à Bouygues. Et pousse EDF à reprendre les activités minières d’Areva.

Les volte-face de l’actionnaire finiront par déstabiliser l’alliance entre Areva et Siemens. En 2009, l’allemand claque la porte. Adieu l’Airbus du nucléaire. "Une erreur stratégique colossale", écrit Anne Lauvergeon dans La Femme qui résiste (éditions Plon). Sur la tutelle, elle ajoute : "Du pilotage à vue, des revirements, du cabotage, comme si l’Etat n’avait pour seul objectif que de faire passer par-dessus le bastingage économique les dirigeants de l’entreprise, les salariés et les clients."

On n’est plus très loin de cette sombre prophétie. L’avenir d’Areva est maintenant entre les mains de l’Etat. Qui cette fois va devoir trancher. Recapitaliser l’entreprise, définir son nouveau périmètre. Avant cela, Areva va se rapprocher de son premier client, EDF. Pour vendre l’EPR, les deux groupes ont déjà des équipes communes à la Défense et dans certains pays comme la Pologne et l’Arabie saoudite. Il faut maintenant aller plus loin, trouver d’autres synergies.

C’est le job du président du conseil d’administration d’Areva Philippe Varin, qui est aussi administrateur d’EDF. Pour le groupe nucléaire, cette remise au pas signe la fin d’une époque. Celle des années Lauvergeon, quand l’ex-sherpa de Mitterrand avait osé l’impensable. S’affranchir d’EDF en proposant des centrales clés en main. Cette période n’aura été qu’une parenthèse. Areva va continuer à exister. Tout en étant davantage subordonné à l’électricien. "Un fournisseur", selon le mot de Marcel Boiteux. 

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