“‘White Shadow’ n'est pas un film africain, ni un film sur l'Afrique”

Film choc sur le trafic d’organes d'albinos en Tanzanie, le terrifiant “White Shadow” met le spectateur dans la peau, diaphane, d’un jeune garçon pourchassé. Rencontre avec son réalisateur, Noaz Deshe.

Par Mathilde Blottière

Publié le 15 mars 2015 à 13h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h32

Né à Jaffa, Noaz Deshe se dit « sans Etat fixe » et réside à Berlin. En plus de ses activités de réalisateur et de chef opérateur (il a notamment participé à un documentaire sur Gaza, Area K, de Nadav Harel et Ramon
Bloomberg), cet artiste en passe d’exposer ses peintures et ses vidéos est aussi un musicien, familier de Dead Man’s Bones, le groupe folk de… Ryan Gosling. Entre la superstar canadienne – qui a produit White Shadow et dont le propre film, Lost River, est coproduit par… Noaz Deshe – et le cauchemar des albinos africains, il y a donc un lien. White Shadow, film halluciné, à mi-chemin entre l’expérience arty et Jean Rouch, raconte la traque atroce d’un jeune albinos en Afrique de l’Est.

Pourquoi vous, cinéaste né à Jaffa et vivant à Berlin, avez décidé de parler du sort des albinos en Afrique de l’Est ?

L’Alliance française et le Goethe Institut m’ont invité à venir enseigner le court métrage à Dar es-Salaam, en Tanzanie. La perspective était excitante puisqu’il s’agissait de produire un court sur place, de l’écriture du scénario à la projection du film. J’ai commencé à lancer quelques recherches sur la Tanzanie, et très vite je suis tombé sur un reportage de la BBC où l’on voyait, en caméra cachée, un « sorcier » tenter de vendre des membres d’albinos. C’est ce reportage qui a mis le feu aux poudres en forçant les gens à regarder ce qu’ils ne voulaient pas voir. D’abord dirigées contre l’auteure du reportage, Vicky Ntetema, les réactions de honte et de colère ont finalement poussé le gouvernement tanzanien à réagir.

En tout cas, cette découverte ne m’a plus lâché : j’étais comme possédé, lisant tout ce que je pouvais sur ce trafic atroce. Cette nuit-là, j’ai imaginé l’histoire d’un garçon albinos pourchassé et trouvé le titre du film. A partir de là, je suis devenu le serviteur d’une idée : tourner ce film en Tanzanie.

“Jetez une main d’albinos dans une mine de diamants, vous ferez fortune !”

Comment expliquer ce trafic ?

A la racine du mal, il y a une extrême pauvreté dont se nourrissent, ici comme ailleurs, les fondamentalismes religieux. Au fil du temps, les sorciers, des guérisseurs ayant trahi leur mission originelle par cupidité, ont créé des superstitions. Ils ont d’abord incité leurs ouailles à piller des tombes d’albinos, pour utiliser leurs os dans des philtres magiques. Puis, ils ont organisé le trafic en payant des tueurs chargés de leur rapporter un bras ou un cœur. En matière de superstitions, ils rivalisent d’inventivité : Attachez des cheveux d’albinos à un filet de pêche, vous prendrez plus de poissons ! Jetez une main d’albinos dans une mine de diamants, vous ferez fortune ! On dit même que les membres de ces malheureux permettraient de gagner les élections, d’où la recrudescence de meurtres et d’attaques à l’approche des présidentielles tanzaniennes, en octobre prochain.

Qui tue ? Qui achète ?

D’un côté, il y a des villageois très pauvres, souvent désespérés, prêts à tuer pour acheter des médicaments à leurs enfants. De l’autre, des acheteurs riches, que leur bonne éducation ne protège pas des croyances les plus absurdes. Et au milieu, les marchands d’organes qui empochent le magot. Mais il ne faut pas s’y tromper : le phénomène n’a rien de spécifiquement africain. Ce n’est qu’une autre face de ce qu’on observe dans les pays occidentaux « civilisés » : la montée du racisme et du fondamentalisme dans des économies en crise, la manipulation de certains par des gourous locaux qui font de la persécution une activité lucrative.

“Le Kenya, le Nigeria et tous les pays limitrophes sont touchés.”

Combien ça coûte, un organe d’albinos ?

En Tanzanie, le revenu annuel moyen ne dépasse pas les 1 000 dollars. Un organe d’albinos en vaut des milliers. Depuis que le gouvernement a interdit la sorcellerie pour protéger les albinos, en janvier dernier, les prix se sont envolés : un « jeu » complet – organes génitaux + oreilles + langue + cheveux – peut se vendre 180 000 dollars.

A-t-on une idée du nombre de victimes ?

Depuis 2000, rien qu’en Tanzanie, soixante-quatorze meurtres ont été comptabilisés. Mais il faut y ajouter toutes les victimes non déclarées, les blessés et les attaques qui ont échoué. Le phénomène concerne essentiellement la Tanzanie mais pas seulement. Le Kenya, le Nigeria et tous les pays limitrophes sont touchés. Si vous demandez aux gens quand ces tueries ont commencé, ils vous disent qu’ils les ont toujours connues. Il faut aussi signaler que, dans la région, ces cinq dernières années, environ deux mille femmes et enfants ont été lynchés par des foules en colère persuadées d’avoir affaire à des sorciers.

Y a-t-il une volonté politique locale de faire cesser les tueries ?

Oui, en janvier de cette année, le gouvernement tanzanien a déclaré la sorcellerie hors la loi. Et exécute tous ceux dont l’implication dans des attaques a été avérée. Localement, les communautés avec lesquelles nous avons travaillé s’investissent beaucoup pour éradiquer le problème. TAS et Under the Same Sun, deux importantes associations, tâchent de sensibiliser les populations pour faire évoluer les mentalités et ont contribué à pousser le président tanzanien à annoncer un plan de lutte contre cette monstruosité.

“Tourner en Afrique, c’est accepter le chaos.”

Dans quelles conditions le tournage du film s’est-il déroulé ?

Un jour, nous avons modifié le plan de travail au dernier moment et décidé de tourner dans un autre endroit : un lion s’est pointé là où nous devions filmer. Il a dévoré dix personnes avant d’être abattu par l’armée. Une autre fois, on a entendu des tirs d’artillerie : un vieux dépôt d’armes était en train d’exploser. Des missiles ont atteint l’aéroport et certains villages. L’un des enfants qui jouait dans le film a été blessé. Il n’a plus ouvert la bouche pendant un mois. Des membres de l’équipe ont attrapé la malaria… En Afrique, rien n’est jamais acquis. Mais personne, jamais, n’a remis en cause le pouquoi du film. Tout le monde s’est investi à fond pour que ça marche.

Tourner en Afrique, c’est accepter le chaos, et donc abandonner tout fantasme de contrôle. Si on l’accepte, on apprend que les pires échecs peuvent devenir des cadeaux : une tornade détruit le plateau et le lendemain, toute l’équipe rapplique avec des amis et soudain, le site est mille fois mieux que la veille. Vous roulez 50 kilomètres dans la brousse, vous attendez en vain votre acteur principal, vous castez le chauffeur du bus pour le remplacer et le type se révèle un acteur formidable. A la fin, miraculeusement, vous obtenez quelque chose de très proche de ce que vous aviez écrit parce que vous travaillez avec des locaux, qui veillent à ce que vous ne racontiez pas n’importe quoi n’importe comment. Nous étions une petite équipe, très mobile. Petites caméras, petites lentilles, nous utilisions presque toujours la lumière ou l’obscurité naturelles ainsi que les phares des voitures. On travaillait, mangeait et vivait ensemble.

Le film a-t-il été montré en Tanzanie ?

La première fois, c’était à Dar es-Salaam, où nous avons fait quelques projections-tests devant un public assez important. Les réactions étaient bonnes. Ça nous a donné envie de continuer. Plus tard, le film a été montré au festival de cinéma de Zanzibar (ZIFF), où nous avons discuté avec le Premier ministre de la possibilité d’une diffusion plus large. Ça viendra. Jusqu’ici, la plus émouvante des projections a eu lieu au Goethe Institut de Dar es-Salaam, devant les familles des jeunes albinos du film. Elles étaient en larmes, si émues de voir l’histoire de leurs enfants racontée, reconnue.

Réaliser un film sur un tel sujet en étant étranger, n’est-ce pas délicat ?

Ce film n’est pas un film africain, pas plus qu’un film sur l’Afrique. Que ressent-on lorsqu’on est pourchassé, traqué comme une bête, à cause de la couleur de sa peau ? Il n’y a rien là de spécifiquement africain hélas.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus