Face à la place qu’occupe dans nos vies la révolution virtuelle, deux livres insistent sur l’urgence de la penser en gardant une distance critique.
Célébrée ou stigmatisée, la révolution numérique divise ceux qui en subissent les effets autant qu’elle génère des réflexions articulées parmi ses analystes, entre exaltation et scepticisme. Parmi les spécialistes des technologies numériques, Eric Sadin, auteur en 2013 de L’Humanité augmentée, poursuit une réflexion ambitieuse, “à l’écart de l’ancestrale et inopérante dichotomie entre les dénommés technophiles et technophobes”.
Sa dernière entreprise cartographique, contenue dans son livre théorique le plus abouti, La Vie algorithmique, se propose de réexaminer la notion même de révolution numérique. L’orientation que le philosophe privilégie consiste “à ne pas envisager la technique ou le numérique comme une unité, comme une chose au sujet de laquelle on pourrait parler en soi, mais comme un foisonnement de dispositifs et de protocoles contradictoires ou convergents, dont il s’agit de dégager les dynamiques structurantes au-delà du bruit et de la fureur des divergences idéologiques”.
Un monde traversé de flux
Le souci déployé tout au long de l’essai tient à un souhait, à moins qu’il ne s’agisse d’une impérieuse nécessité : développer une “théorie éthique de la technique”. Car l’enjeu de notre époque consiste à se demander “comment se comporter dans un monde traversé de flux se déplaçant, au propre comme au figuré, à la vitesse de la lumière”.
Le capitalisme a bon dos d’être “la cible privilégiée de la philosophie politique et de la critique sociale” : ce qui devrait, selon Sadin, être analysé et déconstruit, c’est “le modèle technico-cognitif qui actuellement s’exerce partout”, la capacité des systèmes électroniques diffus de piloter nos existences, via l’extension des objets connectés.
Comment décider en conscience et librement du cours des choses ? A cette interrogation sur ce qui reste de notre subjectivité et de notre liberté à l’heure des systèmes robotisés ordonnant la trame de nos existences, Sadin esquisse une réponse salutaire : introduire d’autres modalités temporelles, vivre à contretemps, “conformément à la notion nietzschéenne d’inactuel qui signale la possibilité d’observer les faits à la distance critique nécessaire et de se démarquer d’un régime normatif dominant”. C’est en cela que s’impose l’urgence de “soumettre la vie algorithmique contemporaine à une critique en acte de la raison numérique”.
Bâtir une théorie critique de la raison numérique
Cette manière d’en faire un “combat politique, éthique et civilisationnel majeur de notre temps” rejoint une autre analyse, plus pessimiste encore, celle du philosophe allemand, d’origine coréenne, Byung-Chul Han, dans son livre Dans la nuée. Pour l’auteur, effaré devant ce média pulsionnel, nous serions entrés dans une société de la transparence, où “le psychopouvoir prend la place du biopouvoir”.
Que faire pour se protéger des effets néfastes de cette “nuée numérique”, ce vacarme isolant les individus ? A défaut de s’en plaindre comme Byung-Chul Han, il importe de bâtir, comme l’y invite Eric Sadin, une théorie critique de la raison numérique, à partir de laquelle on apprendrait à mettre à distance ses effets délétères autant qu’on se gargariserait de ses vertus émancipatrices.
Jean-Marie Durand
La Vie algorithmique – Critique de la raison numérique d’Eric Sadin, (L’Echappée), 288 p., 17 €
Dans la nuée – Réflexions sur le numérique de Byung-Chul Han (Actes Sud), traduit de l’allemand par Matthieu Dumont, 128 p., 12,70 €