Chokrane - France : la machine à exclure

On critique volontiers l'échec de l'Éducation nationale. C'est oublier qu'il vient de la tendance bien française à un élitisme forcené.

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Malgré tous les efforts, la probabilité d'accéder à une grande école est quasi nulle pour des élèves qui ne sont pas issus de classes aisées. © Miguel Medina

Temps de lecture : 8 min

De toutes les polémiques qui jalonnent les débats publics, il en est une qui ne manque jamais un rendez-vous : la mise en cause du système éducatif français. Des phénomènes de radicalisation aux dérives électorales en passant par le chômage de masse, tout ce qui pose problème dans notre société trouverait sa source dans l'échec de l'Éducation nationale. Les réformes ne suffiront pas à résoudre des problèmes qui sont en fait générés par la société elle-même et qui sont plus profonds qu'il n'y paraît.

L'égalité des chances n'existe pas en France

Dans notre imaginaire collectif, l'école de la République est une chance pour tous. Elle est censée permettre à ceux qui sont "méritants" d'accéder aux savoirs, quelle que soit leur origine sociale. Les élèves boursiers sont l'archétype de la méritocratie républicaine. Et les critères d'évaluation du niveau scolaire ont l'apparence de la neutralité, là où tout est fait pour éviter népotisme et favoritisme.

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Mais dans la réalité, il s'avère que le niveau scolaire d'un individu est étroitement lié à ses origines sociales. Malgré le processus dit de démocratisation, les enfants issus de familles culturellement favorisées sont surreprésentés dans l'enseignement supérieur, et, inversement, les enfants issus de milieux populaires sont sous-représentés.

Comment cela se fait-il ? Les sociologues Bourdieu et Passeron ont, dès les années 60, montré que les élèves issus de familles dites cultivées intègrent des habitudes de comportement, de langage, de jugement, de relation au monde, qui sont propres à leur milieu social et qui correspondent aux critères requis dans le système éducatif. La distance culturelle entre l'école et leur milieu familial et social est faible.

En revanche, ceux qui n'ont pas hérité de ce capital culturel et social doivent faire preuve de qualités intellectuelles et psychologiques supérieures à celles de leurs camarades des milieux cultivés pour parvenir à un résultat équivalent.

C'est une sélection injuste dans la mesure où elle ne respecte pas le principe d'égalité des chances, c'est-à-dire qu'elle ne se fait pas en fonction des qualités personnelles et des capacités individuelles de l'élève, mais en fonction du capital culturel et social que ce dernier a reçu de son milieu d'origine. Lorsque ce capital est proche des exigences scolaires, alors les résultats de l'élève sont bons. C'est ainsi que les classes sociales favorisées perpétuent et légitiment leur position dans la hiérarchie sociale, d'une génération à l'autre.

Des efforts de démocratisation vains...

Les réformes de toutes sortes se suivent au rythme des gouvernements successifs : politique de quotas de ségrégation positive, intégration de classes spécifiques dans les grands lycées parisiens, le baccalauréat obtenu par 80 % d'une classe d'âge, etc. On a aussi privilégié les mathématiques comme critère de sélection en espérant contourner le problème de l'héritage culturel des parents et du milieu social d'origine. Mais la barrière est tellement élevée que seule une infime minorité peut la passer.

Malgré tous les efforts entrepris, la probabilité d'accéder à une grande école est quasi nulle désormais pour des élèves qui ne sont pas issus de classes aisées. À l'École normale supérieure, on ne trouve plus de fils d'ouvriers, ni dans les grands corps d'État. Et l'élève boursier a quasiment disparu.

Les filières de l'excellence restent des forteresses imprenables pour les couches sociales les moins favorisées. Les autres filières, l'université par exemple, ont vu leur niveau baisser pour accueillir un plus grand nombre d'étudiants. Plutôt que de niveler par le haut, on a préféré un traitement social du chômage (ceux qui usent les bancs de l'université ne vont pas s'inscrire à Pôle Emploi...) C'est un marché de dupes, car ces diplômes ne permettent pas à leurs détenteurs d'avoir accès à des postes situés en haut de la hiérarchie sociale.

Quant aux filières pratiques ou techniques, elles sont toujours négligées. Cela fait des années que la filière de l'apprentissage a été mise en place en France, mais son impact reste faible. Il n'y a pas de seconde chance, via l'entrepreneuriat ou via la filière de l'apprentissage.

C'est en fait une école à deux vitesses avec de grandes inégalités territoriales, du fait de la centralisation à Paris des meilleures filières. C'est la double peine pour ceux qui sont nés dans un milieu rural ou dans une ville de province et qui sont issus d'un milieu modeste, puisqu'ils auront moins de chances d'accéder à un enseignement de très haut niveau et aussi parce que suivre des études à Paris coûte très cher.

Un rouage parmi d'autres

S'il est vrai que le système éducatif joue un rôle dans le mécanisme de la reproduction sociale (ce qui fait qu'un individu a de très faibles chances de monter dans la hiérarchie sociale), l'Éducation nationale n'en est qu'un des rouages. Ses défauts sont le résultat de la pensée dominante qui prévaut dans la société française.

Il devient patent que la panne de l'ascenseur social ne provient pas uniquement de l'institution scolaire. Les représentations sociales, les préjugés des uns sur les autres, les facteurs de domination d'une catégorie sur une autre entrent aussi en ligne de compte.

Il faut ajouter la crise économique qui sévit depuis plusieurs décennies et qui touche en premier lieu les postes les moins qualifiés, la précarité croissante rendant plus difficile l'accès à des formations vraiment qualifiantes. Lorsque nous étions en période de prospérité, ce système de reproduction sociale passait inaperçu, alors qu'en période de crise, les tensions sont plus élevées.

Sans oublier qu'en France, le diplôme joue un rôle prépondérant dans le parcours professionnel ; donc ceux qui ont été exclus du parcours scolaire ont toutes les chances d'être exclus du monde du travail.

Pour un enfant d'ouvrier par exemple, l'aspiration à l'ascension sociale s'exprime plutôt dans un métier de technicien ou une profession intermédiaire, métiers qui font partie de ses représentations sociales, la majorité des élèves issus de catégories défavorisées ignorant même l'existence d'écoles telles que Polytechnique par exemple. Aujourd'hui, il a toutes les chances de rester ouvrier ou employé, s'il n'est pas au chômage.

Consciemment ou non, les inégalités sociales n'ont pas été prises en compte dans l'appréciation et dans l'évaluation des élèves. L'absence de système palliant les inégalités sociales est en fait un symptôme de la pensée dominante.

La France empêtrée dans son élitisme forcené

Dans l'esprit français, l'égalité des chances consiste à permettre à tous d'accéder à une seule voie sacrée, qui correspond à celle que les élites empruntent. D'autres voies seraient possibles, permettant à tout un chacun de trouver sa place. Mais dans l'opinion française, fortement influencée par les élites sorties des grands corps d'État, il n'existe qu'une seule voie d'excellence et aucune autre. Des voies très prisées en Allemagne, l'apprentissage par exemple, qui permettent de parvenir à un poste d'ingénieur au sein de l'entreprise, sont des choses inconcevables en France.

Parce qu'en France, la notion de valeur est indissociable de celle de prestige. C'est pourquoi chaque fois qu'on a voulu valoriser des filières techniques, la seule manière de susciter l'adhésion du public, c'est de leur donner du prestige lié au patrimoine français. On ne s'étonnera pas si la distinction de Meilleur Ouvrier de France est décernée à des artisans liés à des activités créatrices, parfaitement respectables, mais qui n'ont rien à voir avec l'industrie, toujours la mal-aimée.

L'esprit français a d'énormes difficultés à concevoir qu'on puisse atteindre l'excellence sans faire partie d'une minorité ayant fait l'objet d'une sélection draconienne. C'est ainsi que l'élitisme sévit. C'est comme s'il était impossible que l'excellence puisse s'inscrire dans la diversité des parcours. L'opinion française n'a d'yeux que pour un modèle, celui prisé par les élites. Le reste est tout simplement négligé, voire méprisé. Ce qui est dommage, c'est que l'ensemble de la société française, influencée par son élite, a intégré ce système de valeurs et subit de ce fait une violence symbolique très forte, ayant pour elle-même un mépris prononcé.

Un gâchis économique

Aux États-Unis, l'enseignement est financé par la dette (prêts étudiants) et le prix du diplôme est surévalué par rapport au travail auquel il donne réellement accès. Car, actuellement, l'offre de qualifications est plus élevée que la demande. En Europe, nous sommes dans une situation de sous-investissement éducatif et nous en paierons le prix ; lorsqu'il y aura une reprise économique, les entreprises auront des difficultés à recruter les qualifications nécessaires.

C'est un immense gaspillage de capital humain. Au moment où le monde se prépare à l'économie de la connaissance, les diplômés de l'enseignement supérieur retournent des steaks hachés chez McDonald's, devenu le premier employeur de France...

Pour que la hiérarchie sociale soit maintenue en l'état, on aura sacrifié des générations entières. Est-ce tolérable aux yeux de ceux qui ont cru en une méritocratie républicaine ?

Sans évoquer le ressentiment ni l'immense gâchis économique que cela provoque, il aurait été essentiel d'adapter le tissu économique aux défis de la mondialisation en donnant un accès à des formations professionnelles réellement qualifiantes et ouvertes à tous, non pas en fonction du parcours passé, ni des droits acquis, mais en fonction des capacités réelles des personnes.

Remettre en question la pensée dominante française

L'école de la République n'est que le résultat d'un mode de pensée complètement inadapté au reste du monde, qu'il est temps de remettre en question. Les diverses réformes de l'Éducation nationale, chargées de bonnes intentions, ne porteront pas leurs fruits tant que la mentalité restera inchangée.

Demander à l'Éducation nationale de régler les problèmes sociaux, c'est rester aveugle vis-à-vis des vrais problèmes. Comment donner envie aux élèves de participer à un jeu dont les dés sont pipés ? Comment les motiver avec des perspectives économiques aussi faibles ? Et toutes les réformes de l'Éducation nationale ne changeront rien à cette situation tant que ce système empêchera les qualités personnelles et les capacités individuelles d'exprimer tout leur potentiel. Un changement de culture dans les institutions de la République est nécessaire.

S'imaginer que distribuer des tablettes digitales aux enfants ou organiser des hackathons les aidera à préparer l'avenir est complètement illusoire. Cela perdurera tant que nous serons obnubilés par une seule voie réservée à l'élite dans une France qui n'est plus qu'une friche industrielle et sociale.

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Commentaires (36)

  • arto04

    Pourquoi ça ne marche plus ? A force de vouloir offrir ses chances à tout le monde on a reculé le moment de sélection. Du primaire avec son concours pour être boursier au collège on est passe au collège unique pour tous. La les enfants d'ouvriers, doués et intelligents, n'avaient pas encore trop de retard. Avec le collège hétérogène et le lycée cirque pédagogique, ils ont tout le temps de se faire larguer par les personnes qui observent et s'adaptent au système. En particulier les enfants des élites informées, Qui sont réellement intelligentes, et qui fournissent un vrai travail intellectuel, oui c'est dur à lire mais c'est la réalité. Les grandes écoles ce ne sont pas des "charges" de l'ancien régime qui s'achetaient entre familles nobles. On peut vouloir supprimer ces filières ça ne fera que baisser le viviers de personnes intellectuellement très solides. L'erreur a été de vouloir généraliser le collège à tous, le lycée à tous au point d'exclure du marche du travail ceux qui ne s'y sont pas adaptes. Il faut que chaque voie d'orientation reprenne une taille plus proportionnée à la capacité d'assimilation des diplômes par le marche du travail. 80% d'une classe d'âge au bac, et donc en étude supérieur, est devenu synonyme d'exclusion pour les autres. Cherchez l'erreur. De plus les personnes qui veulent une éducation non stressante et bienveillante pour leur enfant se retrouvent aussi dans cette galère. Pour ceux qui arrivent au bout, beaucoup de déception. Avec la nécessité de préparer un autre diplôme... Professionnel pour pouvoir travailler se nourrir et se loger. Quelle perte de temps juste pour satisfaire un idéal de société !

  • Clairevoix

    Notre pays est en butte à de considérables paradoxes : nous crions après notre Etat dispendieux, mais nous le sollicitons (avec véhémence, parfois) à la moindre anicroche !
    La fonction publique nous apparaît inutile, mais nous réclamons sans cesse son intervention, sa neutralité, ses arbitrages...
    Quant aux grandes écoles, matrices supposées de profiteurs inutiles, méfions-nous des schémas simplistes : le cadre supérieur, dans le privé comme dans le public, est souvent sur-occupé et consacre moins de temps que l'on croit à ses enfants. Ces derniers, souvent captivés, "aspirés" par les sollicitations imbéciles de la "mono-aculture" ambiante, délaissent assez souvent les valeurs du cocon familial... Il y a donc un relatif nivellement, mais par le bas ! Là réside en fait la panne de l'ascenseur social... Qui parfois se met à redescendre !
    Que le Royaume-Uni nous ait dépassés en PIB, c'est possible... Certains, d'ailleurs, attribuent la chose à l'évolution favorable de la Livre par rapport à l'Euro... Mais n'écoutons pas trop les propos ironiques de M. Cameron : il est Anglais et cela suffit pour qu'il se délecte de nos supposés reculs... Après l'ouverture du tunnel sous la Manche, les trains venant de France roulaient encore, sur le sol britannique, à la vitesse d'un fiacre... Nul, chez nous, ne s'en est gaussé !
    Il demeure que la France est encore trop "plombée" par sa dépense publique, sa dette et, surtout, les charges pesant sur ses entreprises. C'est à cela qu'il faudrait nous attaquer, en nous défiant comme de la peste des idées préconçues et en nous disant que ce devra être l'effort de tous.
    Ce sera un vaste programme, qui impliquera que l'on cesse auparavant de nous déchirer en dénonçant de bien fausses sinécures !

  • evariste99

    Les enfants d'anciens élèves de grandes écoles auraint des meilleurs résultats que les enfants de titulaires de CAP ?
    Choukrane découvre la génétique et ses effets ?
    Eh oui, les chiens ne font pas des chats, et souvent les enfants de bac + 5 réussissent un concours d'entrée dans une grande école.
    Quelle surprise !
    Faut il leur attribuer un handicap de 5 point à tous les examens, ou les éliminer comme Pol Pot l'a fait avec les porteurs de lunettes ?

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