Les questions de harcèlement et de sexisme en ligne ont occupé le devant de la scène ces derniers mois. Récemment, de grandes plateformes du Web ont annoncé modifier leurs règles pour mieux faire face aux abus.
Katherine Cross est sociologue, doctorante à la City University de New York et travaille sur les questions de genre et de harcèlement en ligne. Elle a été une des personnes prises pour cible par le « GamerGate », ce mouvement en ligne né en août 2014, disparate et hétérogène, dont certains des membres ont violemment pris pour cible des développeuses de jeux vidéo et des militantes féministes. Elle participait à un débat à ce sujet au festival South by Southwest d’Austin.
Quelles formes de harcèlement avez-vous subies ?
Enormément de gens inondaient mes réseaux sociaux de messages avec des questions agressives, des insultes. Je recevais des centaines de messages par minute, je ne pouvais plus utiliser Twitter. Mes agresseurs ont essayé de récupérer des informations sur moi et ma famille. Je suis une femme transgenre et ils sont parvenus à retrouver mon ancien prénom. Sur certains sites, il y avait des insultes racistes et transphobes. Sur l’un d’eux, il y avait une discussion de plusieurs centaines de messages qui se demandaient si j’étais blanche ou pas (je suis portoricaine). C’était vraiment affreux.
Qu’est-ce qui différencie le harcèlement en ligne des autres formes de harcèlement ?
En ligne, il est beaucoup plus facile de mener une foule hostile. Ce qui prendrait du temps, par exemple organiser un réseau de centaines de gens qui s’en prennent à une cible dans le monde physique est très aisé à réaliser en ligne. L’idée que cette personne est mauvaise, doit être punie, agressée, se répand par mimétisme. Et sans demander plus qu’une coordination minimale. Les numéros de téléphone sont par exemple publics depuis des décennies, mais il est désormais simple de mettre cette information en ligne de manière à ce qu’elle soit lue n’importe où dans le monde.
Est-ce que ces abus sont l’expression de la misogynie, de la transphobie et du racisme de la société, ou Internet ajoute-t-il une dimension particulière à ces violences ?
Les deux. Internet est la continuation du monde physique. Tous les problèmes de notre monde et de nos organisations sociales se retrouvent en ligne. Mais Internet permet des dynamiques sociales impossibles dans le monde physique. Par ailleurs, on a tendance à penser que ce qui se passe sur Internet n’est pas réel, que c’est anodin. C’est ça qui fait que les abus en ligne sont inévitables : ceux qui adoptent des comportements toxiques et agressifs baignent dans une culture d’irresponsabilité.
Quel rôle joue l’anonymat dans le harcèlement en ligne ?
Le problème n’est pas l’anonymat, c’est le manque de responsabilité, facilité par le fait que l’on croit qu’Internet n’est pas réel. La dichotomie en ligne/hors-ligne est le cœur du problème. Les interactions sociales sur Internet sont de vraies interactions sociales.
Que pensez-vous de la lutte contre le harcèlement de la part des réseaux sociaux ?
Je pense qu’ils ne font pas assez. Il y a une tendance encourageante, c’est une première étape, mais du travail reste à faire. Ils commencent tout juste à se rendre compte de ce qu’il se passe sur leurs sites. Toutes les grandes plates-formes sociales ne se sont pas attaquées au problème car elles ne l’ont pas du tout vu venir.
Pensez-vous que le fait que l’industrie des nouvelles technologies soit dominée par des hommes blancs ait pu jouer un rôle à ce niveau ?
C’est une partie de l’explication. En tant que membres de minorités, nous évoluons dans des espaces différents, nous rencontrons des problèmes différents et nous avons une notion différente de ce qu’est la sécurité. Un pourcentage plus élevé de personnes issues des minorités aurait pu leur en faire prendre conscience. Les hommes blancs sont eux aussi harcelés, mais différemment. Le type de harcèlement que j’ai subi a rarement été subi par des hommes, sauf lorsqu’ils étaient identifiés comme soutenant les minorités et les femmes.
Aux Etats-Unis, vous êtes très attachés à la liberté d’expression. N’est-ce pas embêtant que ce soit des entreprises privées qui se fassent les arbitres de la liberté d’expression ?
Je pense que c’est assez alarmant que les entreprises technologiques aient le pouvoir de décider ce qui est acceptable ou non, mais l’absence de modération sur Twitter a fait des victimes. Les harceleurs ne sont pas issus d’un groupe homogène, ils ne travaillent pas pour une entreprise en particulier ou pour le gouvernement, ce sont seulement des citoyens qui se rassemblent et qui harcèlent collectivement quelqu’un sur Internet. Je pense qu’il y a un manque de volonté de s’attaquer au pouvoir informel des gens qui veulent empêcher certains de s’exprimer. Cela restreint la liberté d’expression de ceux qui se font harceler. Aux Etats-Unis nous avons des difficultés à déterminer qui décide, qui exerce ce droit et qui arbitre ce qui relève de la liberté d’expression.
Comment les minorités, les femmes ou tout simplement les internautes ordinaires peuvent-ils lutter contre le harcèlement ?
Il y a de nombreuses organisations qui se sont formées autour de ces questions : Feminist Frequency (je suis membre de son conseil d’administration) ou le Crash Override Network proposent des ressources que les gens peuvent utiliser pour se défendre. Il faut s’unir : il y a eu des débats très vifs au sein des féministes, des militants de gauche et des antiracistes, sans qu’un front unifié ne soit constitué. Or, le fait de savoir que vous n’êtes pas seule et le sens de la communauté peuvent faire des merveilles et donner de la force pour faire face au harcèlement.
Les internautes ont aussi le devoir moral d’intervenir : un individu qui hurle sur quelqu’un sur Internet devrait être traité de la même manière qu’un inconnu qui entre dans un bar et qui vient crier sur un client. Plus généralement, quand vous voyez quelqu’un de votre entourage – un collègue, un ami – qui participe à des abus en ligne, il faut dire que c’est mal, s’interposer. Enfin, il faut amplifier les voix de ceux qui ont souffert, car ce qu’on oublie souvent, c’est que nous sommes harcelés en raison de notre travail. Les gens veulent voir nos cicatrices, mais ils oublient que nous sommes des écrivaines, des développeuses, des ingénieures. Je ne veux pas simplement devenir « la femme trans qui a été harcelée sur Internet ».
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