Trois raisons de (re)lire… Henry David Thoreau

Considéré comme l’un des premiers écrivains “écolos”, Henry David Thoreau n'en n'était pas moins un poète des bois et un philosophe subversif.

Par Gilles Heuré

Publié le 24 mars 2015 à 16h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h33

Né le 12 juillet 1817 et mort le 6 mai 1862, à Concord, Massachusetts, Henry David Thoreau, considéré un peu succinctement comme l’un des premiers écrivains « écolos », s’était retiré un temps de sa ville et de sa communauté pour s’installer au bord de l’étang de Walden.

Ce solitaire est d’abord un magnifique poète, qui sut évoquer merveilleusement la nature et les bienfaits que l’homme peut tirer de sa communion avec elle. Tout autant, il est un philosophe subversif à bien des égards, réfutant les préjugés de ses contemporains, se méfiant du pouvoir de la loi et de l’Etat et fustigeant l’envahissement de la consommation et la place prise par la valeur travail qu'il lui semble urgent de reconsidérer.

Un peu ignoré au XIXe siècle, il sortit de l’oubli au début du siècle suivant et devint peu à peu une voix essentielle, aux Etats-Unis et ailleurs.

1. L’individualiste en colère

Thoreau sortit de Harvard University avec un diplôme et des humanités, mais, étudiant quelque peu réfractaire au modus vivendi universitaire, ce long séjour, bien qu’instructif, ne l’a pas séduit. Par la suite, il ne resta que très brièvement instituteur, opposé qu'il était aux châtiments corporels alors en usage. Et s’il travailla dans la fabrique de crayons de son père, il en utilisa surtout pour tenir son journal, qu’il ouvrit le 22 octobre 1837, sur les conseils de Ralph Waldo Emerson, son voisin à Concord, déjà rencontré à Harvard University, philosophe « transcendantaliste » prônant un rapprochement de l’homme avec la nature.

En 1846, déjà installé dans les bois, Thoreau refuse de payer une taxe de capitation pour protester contre la guerre au Mexique et l’esclavagisme, impôt non acquitté de 6 dollars qui lui vaudra une nuit de prison. Séjour suffisant pour écrire, deux ans plus tard, un petit texte La Désobéissance civile, qui ne revendiquait pas la révolte mais la non-obéissance pacifique.

Il publiera Walden en 1854. Profession de foi sur lui-même, ode à la nature, ce texte contient aussi des développements sur une société déjà productiviste qui anéantit ce que Thoreau considère comme la vie véritablement digne d’être vécue :

« La plupart des hommes, même dans notre pays relativement libre, par ignorance ou par erreur, sont si absorbés par les soucis inutiles et le rude et vain labeur de leur vie, qu’ils ne peuvent pas en cueillir les fruits les plus délicats. Leurs doigts maladroits et tremblants, à cause d’un travail accablant, en sont devenus incapables. En fait, le travailleur n’a pas le loisir qui lui permettrait de conserver son intégrité quotidienne véritable. Il n’a pas la possibilité de maintenir des relations d’homme à homme avec les autres, son labeur en serait déprécié sur le marché. Il n’a pas le temps d’être autre chose qu’une machine ».

Ce qui n’implique pas qu’il méprise les réalisations artisanales du travail humain. Thoreau tisse ainsi ses observations avec la délicatesse de ces pécheurs qui déploient leurs seines dans la rivière et dont il note dans, Histoire naturelle du Massachusetts, qu’elles « ne constituent pas davantage une intrusion qu’une toile d’araignée au soleil ». Et il ajoute : « J’arrête mon embarcation au milieu du courant et scrute l’eau ensoleillée pour observer les mailles de ses filet, et je me demande comment les fanfarons de la ville auraient pu réaliser ce travail d’elfe. »

2. Le poète des bois

Le désir de nature et, aussi, celui de se mettre en retrait de la société, il les avait déjà éprouvés lors d’une virée qu’il fit avec son frère en 1840, en canoë sur la rivière Concord et le fleuve Merrimack. Expérience qu’il approfondira dans la forêt de Concord et dont il notera les plaisirs quotidiens que la nature offre à l’homme. Dans son journal – « Mon Journal contient de moi tout ce qui, sinon, déborderait et serait perdu : des glanures du champ que je moissonne à travers mes actes » –, il observe la nature, se fond en elle, communique avec les animaux.

Quand il nage avec les canards – « remarquables nageurs, qui [le] battent à plate couture » –, il note qu’ils plongent sous l’eau et quand ils réapparaissent : « il était amusant de voir avec quel air satisfait d’eux-mêmes et t’as-vu-comment-on-l’a-eu, ils s’en repartaient en barbotant renouveler l’expérience ». Sens en éveil, rien ne semble échapper à sa curiosité : les cristaux, « l’armure étincelante de givre », les levers de soleil, les nuages, le bruissement des chênes ou le hululement des hiboux.

C’est en juillet 1845 que Thoreau décide donc de vivre au bord de l’étang de Walden, dans une cabane de rondins : « Je souhaite partir pour vivre près de l’étang, et quand mes amis m’interrogent je n’ai pas de meilleure raison à donner que de vouloir entendre le vent murmurer parmi les roseaux ». Le Journal et Walden contiennent d’extraordinaires notations poétiques de cette forêt américaine du XIXe siècle qui est aussi, parfois, le théâtre d’un incroyable carnage.

Dans le chapitre de Walden intitulé « Mes voisins les animaux », Thoreau décrit sur plusieurs pages le combat entre fourmis noires et fourmis rouges : « Et sûrement il n’y a pas de combat, dans les annales de l’histoire de Concord du moins, sinon dans l’histoire de l’Amérique, qui souffre qu’on le compare même un moment avec celui-ci, que ce soit pour ce qui est des effectifs mis en ligne, ou pour le patriotisme et l’héroïsme qui furent déployés. Quant au nombre et au carnage, ce fut un Austerlitz, ou un Dresde. La bataille de Concord ! »

La vraie guerre américaine, la guerre civile dite de « Sécession », avec près de 700 000 victimes humaines cette fois-ci, sera engagée un an avant la mort de Thoreau.

3. La constellation Thoreau

Lire Thoreau renvoie immanquablement à d’autres textes, voire à d’autres images. Avant lui, en 1820, Morris Birkbeck écrivait son Journal d’un voyage en Amérique, 1820, depuis la côte de Virginie jusqu’au territoire de l’Illinois, (traduit de l’anglais par Françoise Pirart et Pierre Maury, éd. Ginkgo, 2007).

Un an après Walden, était publié, à New York, Feuilles d’herbes (Leaves of grass) de Walt Whitman, qu’Emerson saluera. William Goyen, dans La Maison d’haleine (1950), louera son prédécesseur amoureux de la nature. Et il ne serait pas anachronique de lire Thoreau après avoir vu La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton.

Pour ce qui est des écrits politiques, certaines idées de Thoreau resurgissent dans Le Droit à la paresse de Paul Lafargue (1880). On en trouvera aussi des échos dans les textes du philosophe politique John Rawls, notamment Théorie de la justice (1971). Tirez le fil, les réflexions de Thoreau se feront entendre. Ainsi, s’était-il interrogé sur les héros, les révolutions, les « masses », autant de termes qui furent au cœur de bien des écrits à la fin du XIXe siècle et du suivant.

A lire

De Henry David Thoreau :

Journal (trois tomes, 1837-1840, 1841-1843, 1844-1846), traduit de l’anglais (Etats-Unis) et présenté par Thierry Gillbœuf, éd. Finitudes (2012, 2013 et 2014).
Walden ou la vie dans les bois, texte original et version française, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Germaine Landré-Augier, éd. Aubier (1967) et éd. Climats (2015).
Les Fôrets du Maine, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par André Fayot, éd. José Corti (2002).
Cap Cod, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et présenté par Pierre-Yves Pétillon, éd. Imprimerie nationale (2000).
Vivre comme un prince, écrits de jeunesse, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillybœuf, éd. Climats (2015).
Histoire naturelle du Massachusetts, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guy Chain, éd. La Part commune (2004).
Sept Jours sur le fleuve, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillbœuf, éd. Fayard (2012).

Sur Henry David Thoreau :

Henry David Thoreau, de Marie Berthoumieu et Laura El Makki, éd. Folio-biographies (2014).
Henry David Thoreau, le célibataire de la nature, de Thierry Gillbœuf, éd. Fayard (2012).
Henry David Thoreau, de Michel Granger, éd. Belin, coll. Voix américaines (1999).
Journal, sélection de Michel Granger, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, éd. Le Mot et le reste, 2014. Ainsi que les textes de Thoreau chez cet éditeur.

A lire

De Henry David Thoreau :

Journal (trois tomes, 1837-1840, 1841-1843, 1844-1846), traduit de l’anglais (Etats-Unis) et présenté par Thierry Gillbœuf, éd. Finitudes (2012, 2013 et 2014).
Walden ou la vie dans les bois, texte original et version française, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Germaine Landré-Augier, éd. Aubier (1967) et éd. Climats (2015).
Les Fôrets du Maine, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par André Fayot, éd. José Corti (2002).
Cap Cod, traduit de l’anglais (Etats-Unis) et présenté par Pierre-Yves Pétillon, éd. Imprimerie nationale (2000).
Vivre comme un prince, écrits de jeunesse, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillybœuf, éd. Climats (2015).
Histoire naturelle du Massachusetts, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guy Chain, éd. La Part commune (2004).
Sept Jours sur le fleuve, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillbœuf, éd. Fayard (2012).

Sur Henry David Thoreau :

Henry David Thoreau, de Marie Berthoumieu et Laura El Makki, éd. Folio-biographies (2014).
Henry David Thoreau, le célibataire de la nature, de Thierry Gillbœuf, éd. Fayard (2012).
Henry David Thoreau, de Michel Granger, éd. Belin, coll. Voix américaines (1999).
Journal, sélection de Michel Granger, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, éd. Le Mot et le reste, 2014. Ainsi que les textes de Thoreau chez cet éditeur.

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