Camps, extermination de masse… Ils ont photographié l’inimaginable

En découvrant la réalité des camps en 1945, les photoreporters sont confrontés à l’horreur : comment photographier l’extermination de masse ? Quatre d’entre eux ont témoigné à l’époque.

Par Yasmine Youssi

Publié le 29 mars 2015 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h33

Il a garé sa Jeep à l'entrée de Bergen-Belsen, s'est soumis à la corvée de DDT (traitement contre les insectes porteurs du typhus, de la malaria, etc.), avant de filer vers les bois du camp. Avec l'idée de prendre une photo des quelques personnes aperçues au loin, faisant paisiblement la sieste sous des pins caressés par le soleil froid de ce 20 avril 1945. Une jolie scène, pour changer. Life, dont il est le correspondant, saura quoi en faire. La première image est dans la boîte. Une deuxième de plus près et le sujet sera bouclé.

Mais plus il s'approche, plus les corps se transforment en cadavres et se déclinent désormais par milliers. Combien ? Le Britannique George Rodger (1908-1995) ne peut plus, ne sait plus compter face à l'ampleur du crime qui se matérialise sous ses yeux. « Comment absorber ça ? C'était tout simplement impossible, trop affreux », se souvenait-il des années plus tard (1).

Transmettre l’horreur inconcevable

Cette question, tous les photoreporters qui ont couvert l'ouverture des camps d'extermination se la sont posée. La mort, dans les conflits, se donnait pourtant à voir dans la presse depuis la guerre de Sécession (1861-1865). Et la mise sur le marché d'appareils maniables et silencieux a permis aux photographes d'être au plus près des combats de la guerre d'Espagne (1936-1939). Ils se sont ainsi peu à peu émancipés des rédacteurs, offrant à travers leurs images des informations absentes des papiers, passant du reportage au photojournalisme.

Mais les morts – dont le plus célèbre, un républicain tombant sous une balle franquiste, a été immortalisé par Robert Capa en 1936 – ont jusque-là toujours été représentés de manière individualisée. Comment photographier la destruction de masse ? Faut-il cadrer dans les montagnes de corps entassés par les nazis ou isoler les visages pour rendre aux victimes leur dignité ? Et que photographier pour transmettre l'horreur inconcevable à laquelle ils sont pour la première fois confrontés ?

Bergen-Belsen, mi-avril 1945. Les soldats britanniques exigent des ex-gardiennes du camp qu'elle déplacent les corps, afin d'endiguer une épidémie de typhus.

Bergen-Belsen, mi-avril 1945. Les soldats britanniques exigent des ex-gardiennes du camp qu'elle déplacent les corps, afin d'endiguer une épidémie de typhus. Photo : George Rodger / Time Life Pictures / Getty Images

Tous les photoreporters présents en Allemagne choisissent au final de marquer les esprits. Quand ils photographient les charniers, George Rodger, Margaret Bourke-White ou Lee Miller veulent qu'on pressente les enchevêtrements de cadavres qui débordent du cadre. Ils font également des gros plans sur les dépouilles amoncelées, pour leur redonner une identité. Margaret Bourke-White photographie les restes de corps dans les fours crématoires et des morceaux de peau tatouée, prélevés par les nazis.

Laisser transparaître la haine

La plupart de ces grands photographes, comme Germaine Krull, s'effacent derrière leur sujet. Sauf lorsque Lee Miller photographie les bourreaux morts ou vifs dans des poses avilissantes, laissant transparaître dans ses tirages la haine qu'ils lui inspirent. A l'opposé, elle montre des survivants actifs, qui reprennent leur destin en main.

Ces clichés ont été largement publiés dans les presses française et anglo-saxonne en ce printemps 1945, contrairement aux photos de Majdanek et d'Auschwitz (libérés par les Soviétiques en juillet 1944 et janvier 1945), peu distribuées à l'Ouest. L'armée américaine, qui encourage leur diffusion, veut faire connaître au plus grand nombre les crimes des nazis — et justifier ainsi l'envoi des troupes américaines à l'étranger. En instaurant une « pédagogie de l'horreur », elle prépare également la dénazification de l'Allemagne.

Ces épreuves ont eu un impact non négligeable sur l'histoire de la photographie documentaire. « La photographie humaniste, emmenée par Henri Cartier-Bresson, Willy Ronis ou Robert Doisneau au lendemain du conflit, a souvent pour thème l'homme debout, la figure du marcheur, les enfants, analyse le commissaire de l'exposition « Mémoires des camps », Clément Chéroux, aujourd'hui à la tête du cabinet de la photographie du musée national d'Art moderne au Centre Pompidou. J'y vois comme une réponse aux images des charniers. ».


George Rodger 1908-1995

Photo : George Rodger / Time Life Pictures / Getty Images

Accrédité auprès de l'armée britannique, il a couvert les campagnes de France, de Belgique et de Hollande, en 1944. Il fut le premier photographe à pénétrer dans le camp de Bergen-Belsen. « Cela ne m'intéressait pas particulièrement de photographier l'horreur de la guerre. Je n'avais pas le moindre goût pour [...] le sang, les entrailles répandues et tout le reste. Sur le moment, on ne pense pas aux effets que cela peut avoir sur vous. [...] Lorsque je me suis rendu compte que je pouvais contempler l'horreur de Belsen - quatre mille morts affamés étendus un peu partout - et ne penser qu'à une bonne composition photographique, j'ai su que quelque chose m'était arrivé et que cela devait cesser. J'avais l'impression d'être comme ceux qui dirigeaient les camps - cela n'avait aucun sens. »
Extrait de Dialogue with photography, de Paul Hill et Thomas Cooper, Manchester, Cornerhouse Publications, 1979.


Margaret Bourke-White 1904-1971

Buchenwald le 13 avril 1945. Un soldat américain tient un morceau de peau humaine. La femme du directeur du camp les faisait découper car elle aimait les tatouages.

Buchenwald le 13 avril 1945. Un soldat américain tient un morceau de peau humaine. La femme du directeur du camp les faisait découper car elle aimait les tatouages. Photo : Margaret Bourke-White / Time Life Picture / Getty Images

Photographe à Life depuis 1936, accréditée auprès de l'armée américaine, elle accompagne le général Patton pendant la campagne d'Allemagne, en 1945. Elle a photographié Buchenwald. « L'usage de l'appareil photo était un soulagement. Il intercalait une mince barrière entre moi et l'horreur devant moi. Les gens me demandent souvent comment il est possible de photographier de telles atrocités. Je devais couvrir mon esprit d'un voile pour travailler. Lorsque je photographiais les camps d'extermination, ce voile protecteur était si solidement tendu que je savais à peine ce que j'avais pris jusqu'à ce que j'aie vu les tirages de mes photographies. C'était comme si je voyais ces horreurs pour la première fois. Je crois que beaucoup de correspondants travaillaient dans cet état de stupeur imposée. On est obligé, autrement c'est impossible à supporter. »
Margaret Bourke-White, Portrait of myself, paru aux Etats-Unis en 1963.


Germaine Krull (1897-1985)

11 avril 1945, un légionnaire français dans le camp de Vaihingen.

11 avril 1945, un légionnaire français dans le camp de Vaihingen. Estate of Germaine Krull / Israel Museum / Don de Gérard Lévy en mémoire du Docteur Jo Lévy

Photographe allemande installée à Paris en 1925, Germaine Krull rejoint la France libre en 1940, débarque avec les alliés en Provence en août 1944 et suit la première armée française jusqu’à la fin du conflit. Elle a photographié le camp vide du Struthof et le camp de Vaihingen. «  Je n’ai jamais pensé qu’il serait possible de réduire la condition humaine à un état aussi bas que celui-là. Partout des formes squelettiques, dont les yeux ne semblaient être que des trous noirs, recroquevillés par terre, dans des coins. Quelques-unes respirant, d’autres déjà morts. Plus loin, une masse vivante, humaine, qui semblait avoir perdu la forme individuelle de l’homme, arrivait à nous expliquer qu’ils avaient faim et qu’ils voulaient dormir. […] J’avais beaucoup de peine à faire des photos. Ces pauvres mains qui pouvaient à peine tenir une gamelle de soupe, les mots de ceux qui espéraient pouvoir repartir quelque part en Amérique. Ces yeux qui racontaient plus les horreurs que les mots qui sortaient de leur bouche… »
Germaine Krull, La vie mène la danse, éd. Textuel. Publié en mai à l’occasion de l’exposition du Jeu de paume. 


Lee Miller (1907-1977)

Les habitants des environs de Buchenwald sont forcés par les alliées de visiter le camps lors de son ouverture.

Les habitants des environs de Buchenwald sont forcés par les alliées de visiter le camps lors de son ouverture. Lee Miller Archives, England 2013 / All rights reserved

Correspondante de guerre pour les éditions américaines et britanniques de Vogue, elle est accréditée auprès de l’armée américaine de 1942 à la fin du conflit. Elle a photographié les camps de Dachau et Buchenwald. «  Bien sûr que les civils allemands savaient ce qui se passait dans les camps de concentration. L’embranchement des voies ferrées pour Dachau passait devant des villas, avec des trains remplis de cadavres ou de déportés à moitié morts. Je n’ai pas pour habitude de photographier l’horreur. Mais ne croyez pas que chaque ville, chaque région en soit dépourvue. J’espère que Vogue publiera ces photos. »
Texte de Lee Miller paru dans l’édition du Vogue américain de juin 1945. 

Retrouvez notre numéro spécial « Ils ont raconté la Shoah », en kiosque jusqu'au 31 mars 2015.

(1) Interview reproduite dans le catalogue de l'exposition « Mémoires des camps » (éd. Marval), qui s'est tenue à Paris en 2001.

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