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Médias : « Arrêtez de réduire les Africains au rôle de victimes silencieuses »

Dans sa chronique hebdomadaire pour « Le Monde Afrique », Abdourahmane Waberi revient sur un reportage diffusé dans l’émission « 60 minutes » de CBS, dans lequel «  toute personne d’ascendance africaine devient un pantin sans voix ».

Publié le 30 mars 2015 à 14h01, modifié le 19 août 2019 à 12h58 Temps de Lecture 5 min.

Dans un parc animalier d'Afrique du sud, en 2010.

Longtemps reporter au long cours parcourant l’Afrique, la Chine et le reste du monde pour le compte du New York Times, Howard French enseigne aujourd’hui le journalisme à la prestigieuse université Columbia à New York. J’ai découvert ce grand gaillard, précis et chaleureux, à la sortie de son premier ouvrage A Continent for The Taking qui rendait compte de grands défis rencontrés par les Africains dans les années 1990, et notamment à la suite du démantèlement de l’apartheid et du choc du génocide rwandais.

Arguments à l’appui, Howard French battait en brèche la politique africaine de Washington, coupable de maints errements. Il fustigeait tout autant les paresses et les dévoiements journalistiques, au Liberia et dans la région des Grands Lacs. Enfin, A Continent for The Taking donnait la parole à une foule d’anonymes et de personnalités africaines dont le dramaturge congolais Sony Labou Tansi, quelques jours avant sa disparition le 4 juin 1995. Rien qu’avec cet entretien quasi post mortem, réalisé dans des conditions difficiles, Howard French avait gagné mon estime et mon admiration.

Je ne fus pas surpris quand la pétition lancée par le natif de Washington DC est arrivée dans ma boîte électronique par l’entremise de Sean Jacobs, le fondateur de l’indispensable blog AFRICAISACOUNTRY, qui soutient la pétition. Pas étonné non plus de voir s’allonger la liste de 200 et quelques signataires qui comprend des journalistes, des experts, des artistes, des étudiants mais également des citoyens lambda impatients de voir le traitement médiatique de l’Afrique sortir des ornières de l’exotisme qui réduit le continent à un vaste champ pour expatriés tantôt humanitaires, tantôt journalistes ou aventuriers et presque toujours blancs. Loin d’être une réaction impulsive, les arguments contenus dans la pétition sont clairement et méthodiquement exposés.

Portant sur quelques exemples parfaitement étayés, ils se donnent pour mission d’alerter la rédaction : Cher Jeff Fager, producteur exécutif de CBS 60 Minutes.

Nous, soussignés, vous écrivons pour exprimer notre profonde préoccupation au sujet de l’image déformée, de manière fréquente et récurrente, du continent africain par « 60 Minutes ».

Les faits y sont exposés avec force :

Dans une série de reportages tournés sur le continent, « 60 Minutes » a réussi un tour de force extraordinaire de transformer toute personne d’ascendance africaine en pantin sans voix et presque toujours invisible.

Deux de ces sujets étaient remarquablement similaires, montrant des Blancs qui se donnent pour mission de sauver la faune africaine. Le premier sauve des lions, le second des grands singes. Les Africains n’y jouent aucun rôle substantiel, et aucune information substantielle n’est donnée sur les pays visités, à savoir l’Afrique du Sud et le Gabon.

On écarte l’hypothèse du faux pas de la part d’une rédaction qui se targue d’être professionnellement irréprochable et aligne plusieurs dizaines d’Emmy Awards depuis sa création en 1968. Les signataires décèlent une manie de mettre les Africains sous l’éteignoir parce qu’ils ne seraient pas importants à leurs yeux, et par ricochet, à ceux de leurs téléspectateurs.

Le troisième sujet récent concernait une visite de votre correspondante Lara Logan au Liberia pour couvrir l’épidémie d’Ebola. Là encore, les Africains ont été réduits au rôle de victimes silencieuses. Ils constituaient ce qu’on pourrait appeler un décor de misère : des personnes dont les pensées, les expériences et les actions ont été traitées comme ne présentant aucun intérêt.

Les vieux réflexes du journalisme américain

Des Libériens ont été montrés à l’écran, à portée du micro de Lara Logan, et notamment certains qu’elle avait interrogé, et pourtant pas un seul Libérien avait été cité à quelque titre. Malheureusement ce regard biaisé sur l’Afrique n’est pas nouveau.

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Au contraire, c’est une fleur vénéneuse toujours là, tapie dans l’ombre, dans la coulisse des salles de rédaction. On aurait préféré voir CBS se tenir à distance des vieux démons paternalistes du journalisme américain dénoncé par l’auteur de China’s Second Continent : cette manière anachronique de couvrir l’actualité reprend, sous une forme condensée, bon nombre des vieux réflexes du journalisme américain moderne au sujet de l’Afrique.

Cela signifie clairement que l’Afrique ne mérite l’attention du public quand il y a une catastrophe ou une tragédie humaine à grande échelle, quand il y a la possibilité d’ériger des Occidentaux en personnages centraux, ou quand il s’agit de broder sur ce marronnier qu’est la faune. La nature africaine – avec sa faune et sa flore, sa savane infinie et vide d’hommes, ses couchers de soleil splendides, ses clameurs, ses Bushmen et autres Pygmées – reste l’alambic par lequel se transmuent tous les fantasmes sur le continent.

Comment écrire sur l’Afrique ?

C’est pourquoi on la met à toutes les sauces. Pour le journal de 20 heures ou pour une émission de grande écoute, la limaille de l’exotisme le plus abject se retrouve ainsi transformée en altérité certes légèrement épicée mais totalement digérable. Il n’y a pas si longtemps, l’écrivain kenyan et signataire de la pétition Binyavanga Wainaina, avait publié un brûlot intitulé Comment écrire sur l’Afrique ? à la demande du magazine britannique Granta.

Sarcastique, il recommandait aux éditeurs et autres rédacteurs d’user de cette manne inépuisable qu’est la nature africaine pour recycler leurs marchandises avariées : employez toujours le mot « Afrique » ou « Obscurité » ou « Safari » pour votre titre. Les sous-titres pourront inclure des mots comme « Zanzibar », « Massai », « Zambèze », « Congo », « Nil », « Gros », « Ciel », « Ombre », « Tambour », « Soleil » ou « Passé ». Il y a aussi des mots utiles tels « Guérillas », « Eternel », « Primordial » et « Tribal ». A noter que « Peuple » signifie les Africains qui ne sont pas Noirs, alors que « Les Peuples » signifient les Africains noirs.

Pas d’image d’Africain en règle sur la couverture de votre livre ou à l’intérieur, à moins que cet Africain ait gagné le Prix Nobel. Un AK-47, des taquineries, des seins nus, voilà ce que vous devez utiliser ! Si vous devez inclure un Africain, assurez-vous que vous prenez un Massai ou un Zoulou ou une robe dogon… La pétition lancée par Howard French, et portée par plus de 200 personnalités, a été reprise par de grands organes de presse à l’instar d’Al Jazeera America.

A l’heure où tous les yeux se tournent vers l’Afrique et ses potentiels fantastiques, il serait temps que les grands médias comme CBS nettoient devant leurs portes. Les vigies ne baisseront pas la garde. La balle est dans le camp de Jeff Fager.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti, il vit entre Paris et les États-Unis où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George Washington University. Auteur entre autres de « Aux États-Unis d’Afrique » (JCLattès, 2006), il vient de publier « La Divine Chanson » (Zulma, 2015).

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