French lawyer Georges Kiejman poses in his office in Paris on November 14 , 2014 in Paris. AFP PHOTO / JOEL SAGET

Georges Kiejman: "La première phrase d'une plaidoirie n'est jamais celle que l'on a prévue, et c'est très bien ainsi. La seule règle, c'est de croire à ce que l'on dit."

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Comme l'a très justement rappelé un jour un avocat devant les jurés, l'humanité n'est pas faite que de mères qui tuent et de pères qui étranglent ou éviscèrent, mais elle est aussi faite de cela. Même le plus orgueilleux des défenseurs s'incline humblement devant l'imperfection humaine. Celle du criminel, contre lequel il essaie d'arracher la moins pire des sanctions. Celle des magistrats, avec lesquels les relations sont parfois tendues. La sienne, enfin, quand rien ne se passe comme prévu au moment de conclure, dans le huis clos du prétoire.

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"Malgré l'expérience, plaider devant les assises reste un exercice de grande solitude. Il m'est arrivé, au moment de me lever, de me demander ce que je fichais là", reconnaît Me Patrick Maisonneuve, conseil d'Yvan Colonna et d'Esteban Morillo. L'avocat, 250 "assises" au compteur, garde le souvenir d'une affaire de braquage jugée à Reims dans les années 1980, à l'époque où il faisait ses armes auprès de Me Philippe Lemaire.

Ce dernier, aujourd'hui décédé, avait la manie de rédiger l'intégralité de sa plaidoirie. "J'ai voulu l'imiter. J'ai été nul. Plus j'avançais, plus je me perdais dans mes notes, tétanisé à l'idée de me rater devant mon patron. Hormis les grandes articulations de ma démonstration, je n'ai plus jamais rien écrit." "Quand les choses se passent mal, la faute en revient toujours à l'avocat", résume Me Michel Konitz, autre briscard du barreau parisien. Lui a failli mourir, en 2002, à l'issue du procès de l'instituteur à la retraite et ancien maire de Chablis, Georges Maingonat, condamné à dix ans de prison pour viols et agressions sexuelles sur de jeunes garçons.

"J'ai fait le portrait d'un type frustré, homosexuel refoulé, alors que les jurés le voyaient comme un monstre. Je n'ai pas su les convaincre qu'il n'était pas coupable de tous les faits qu'on lui reprochait." Sur l'autoroute qui le ramène à Paris, Konitz évite de peu la collision avec un camion, avant de heurter de pleine face, quelques minutes plus tard, la cloison de verre de la station-service où il s'est arrêté pour reprendre ses esprits. Le choc le laisse en sang. "Ce mur de verre est celui auquel je me suis cogné en m'adressant aux jurés", songe-t-il alors.

"Le procureur est en train de détruire mon client"

Tous les anciens l'admettent : l'image des avocats pénalistes a beaucoup changé en vingt-cinq ans. Les affaires politicofinancières et quelques procès de référence, dont celui d'Outreau, ont fait de ces pugilistes portant robe longue une communauté courtisée par les médias, les créateurs de fictions télé et les éditeurs - plus de 85 000 lecteurs ont dévoré l'autobiographie d'Eric Dupond-Moretti, Bête noire (coécrite avec Stéphane Durand-Souffland, éd. Michel Lafon).

Le spectacle judiciaire, aussi, s'est transformé. Le jeu des débats plus longs, plus techniques, la possibilité d'appel des décisions d'assises, consacrée par la loi du 15 juin 2000, ont quasiment exclu du prétoire les renversements de dernière minute. La plaidoirie n'est plus la seule séquence clef d'un procès. Mais elle reste ce combat solennel et inégal susceptible de faire vaciller les certitudes sur l'accusé, de bâtir la renommée de celui qui le représente, ou de tomber à plat comme un clafoutis. "Pour qu'il serve à quelque chose, l'avocat ne doit pas être bon, il doit être très bon. D'où un poids immense sur ses épaules. Au moment de plaider, il est comme un enfant", témoigne Me Hervé Temime, fondateur de l'Association des avocats pénalistes.

Champion - catégorie poids lourd - de la discipline, Me Eric Dupond-Moretti a longtemps vomi avant de prendre la parole. L'autre jour, Me Joseph Cohen-Sabban, autre marathonien du prétoire (de 30 à 35 assises par an !), a rendu l'intégralité de son déjeuner, après avoir plaidé à Créteil "le doute raisonnable" dans une affaire correctionnalisée de viols sur mineurs. L'homme, qui niait en bloc, a écopé de six ans d'emprisonnement et quitté le tribunal entre deux policiers. Quelques minutes avant son grand oral, "Jo", comme l'appellent ses confrères, écrivait à son épouse, inquiète : "Le procureur est en train de détruire mon client. C'est chaudissime..."

Rien n'existe avant un rendez-vous aux assises. Certains, lassés des visites au parloir (et de courir après leurs honoraires), s'orientent vers le droit pénal des affaires et sa clientèle de puissants. D'autres, par choix ou non, "stakhanovisent", accros au grand frisson de ce théâtre où tout est pour de vrai. Henri Leclerc, Jean-Louis Pelletier, Thierry Lévy, hier. Eric Dupond-Moretti, le Bordelais Edouard Martial, Joseph Cohen-Sabban, aujourd'hui, pour ne citer qu'eux. On les aperçoit, le pas toujours pressé, entourés de jeunes collaborateurs dévoués (souvent des collaboratrices), les bras chargés de chemises cartonnées débordant de PV.

Les plus jeunes, qu'ils soient ou non secrétaires de la Conférence du stage, le prestigieux concours d'éloquence organisé chaque année par les 161 barreaux de France, savent qu'il n'est pas meilleure école pour se tanner le cuir. Me Marie Dosé, 41 ans, s'en veut encore d'avoir craqué il y a dix ans, au moment de réclamer devant la cour d'appel de Rennes la clémence pour un jeune homme accusé de viol en réunion.

"On ne demande rien en pleurant"

Un procès audiencé la veille de Noël. Un client au passé judiciaire aussi chargé qu'un ciel breton. Une condamnation en première instance à quinze ans de réclusion. L'affaire se présentait mal... "Quand j'ai senti venir les larmes, dans le dernier quart d'heure de ma plaidoirie, j'ai cru que l'acquittement allait me filer entre les doigts, alors que l'innocence apparaissait comme une évidence à la lecture du dossier. J'ai interdit aux jurés de tenir compte de mon émotion, car on ne demande rien en pleurant. Mon client a été acquitté, mais je n'ai plus jamais accepté de me laisser malmener ainsi à l'audience", explique celle qui compare les assises à "la reine des arènes".

Parfois, les circonstances semblent se liguer contre le défenseur : en 2009, quatre ans après avoir prêté serment, Me Dorothée Bisaccia-Bernstein représente l'un des 27 accusés de l'enlèvement, la séquestration et l'assassinat d'Ilan Halimi, le jeune martyr du gang des barbares. L'affaire a bouleversé l'opinion. Le 29 avril, le procès s'ouvre à huis clos devant la cour d'assises des mineurs de Paris - il durera deux mois et demi - dans un climat électrique. Me Francis Szpiner, au nom de la famille d'Ilan Halimi, réclame la publicité des débats, sans l'obtenir. Me Bisaccia-Bernstein, dont c'est le premier procès-fleuve, cale son large ventre et ses dossiers sur le banc bondé de la défense.

La jeune pénaliste est enceinte de huit mois et officiellement en congé maternité. Elle est aussi de confession juive, ce qui, aux yeux de certains, paraît incompatible avec la défense d'un coaccusé de Youssouf Fofana. Des mots d'insultes sont parvenus à son domicile. A la buvette du palais, plusieurs confrères lui ont aimablement conseillé de renoncer : "En tant qu'avocate juive, tu ne devrais pas." "Avocate juive, je ne sais pas ce que ça veut dire", leur a-t-elle rétorqué. Le matin du 6 juillet, jour de sa plaidoirie, la jeune femme consulte le gynécologue pour un ultime contrôle. "Pas question d'aller à l'audience", ordonne le médecin. "Et puis merde !" songe-t-elle, avant de filer au palais.

Ne pas céder à la haine

Elle fera son exposé assise, en tâchant de faire de sa faiblesse physique une force : "J'ai expliqué aux jurés pourquoi je n'avais d'autre choix que celui d'être présente, puis j'ai parlé de mon client comme on raconte une histoire, en mettant en lumière une réalité moins caricaturale que ne laissait présager cette affaire hors norme." Yahia K. écopera de onze ans de prison ferme. Une peine confirmée lors du procès en appel, l'année suivante, où Me Dorothée Bisaccia-Bernstein tiendra sa place... enceinte de son deuxième enfant.

Bousculer les jurés, tout en sollicitant, l'air de rien, leur sympathie - ce que la rhétorique latine appelle la captatio benevolentiae. Repérer lequel de ces masques de cire se laissera, peut-être, atteindre. Marteler avec outrance, quereller si besoin. Mais sans céder à la haine. "Je ne connais pas un bon avocat qui plaide en hurlant", écrit Me Dupont-Moretti. Faire preuve de concision et de pédagogie, en ponctuant son propos de silences. Voilà pour la grammaire. Elle est enseignée lors de cours d'"expression et audience" et de séances de travaux pratiques aux élèves de l'Ecole de formation professionnelle des barreaux de la cour d'appel de Paris (EFB).

Mais apprend-on vraiment à plaider? Non, disent la plupart des professionnels, qui préfèrent y aller avec l'instinct, le coeur, et l'estomac. "Il faut être soi-même et non pas parler pour soi-même. Moi, je ne prépare rien. A ce stade du procès, on connaît le dossier par coeur, de toute façon. La veille, je rassemble mes idées, j'écoute Brel ou Aznavour, puis je me lance, comme un boxeur sur le ring qui cherche l'uppercut final", assure le puncheur Me Pascal Garbarini, qui adore saupoudrer son exposé de références au cinéma de Sautet ou de Melville.

Pour Me Konitz, "la plaidoirie parfaite produit le même effet qu'une femme trop belle sur papier glacé : aucun. Mieux vaut une petite maladresse de langue qu'un réfrigérant imparfait du subjonctif". Dans la pratique, cela donne quelques écarts aussitôt pardonnés par l'auditoire : une avocate plaidant la "rela xation", plutôt que la relaxe. Ou Me Maisonneuve, consterné de s'entendre dire, à propos d'un jeune Camerounais embourbé dans une affaire de vol à main armée : "Certes, mon client n'est pas tout blanc..." Gare aux sorties de route, cependant. Un avocat crut bon, un jour, de s'indigner que l'on fasse "un fromage" d'un viol commis sur une citoyenne américaine. Son client, après tout, ne s'était-il pas limité à "sortir son homard à l'Américaine"? Les juges apprécièrent...

Ne pas succomber aux flatteries

Les plaisanteries grasses, les envolées grandioses, les larmes qui coulent et les paupières qui tombent : on en voit de toutes les couleurs aux assises. Certains ont fait très bonne figure malgré une fièvre de cheval ou quelques verres de trop. D'autres ont plaidé... sans voix. C'est aidé d'un micro que, le 3 mai 1976, Me Georges Kiejman, trahi par une vilaine laryngite, a obtenu l'acquittement de Pierre Goldman, célèbre militant d'extrême gauche accusé du meurtre de deux pharmaciennes lors d'un hold-up raté, boulevard Richard-Lenoir. L'avocat à la fine moustache en rit aujourd'hui. Un micro : le comble pour un ténor !

Il se souvient aussi que, à la fin des années 1970, il avait cherché l'effet de trop en défendant un homme ayant tué sa femme au fusil de chasse : "Avec ma manie d'avoir une idée de plus que les autres, j'ai fait, au dernier moment, entendre une cassette enregistrée par l'épouse tuée, comme illustration de ses mensonges. Ressusciter la voix de la victime a produit un effet désastreux. Une rumeur de protestation est montée de la salle. Cette erreur tactique m'a complètement déstabilisé", raconte l'ancien ministre de François Mitterrand. "Ai-je été convaincant, insuffisamment audacieux? Trop peut-être?" gamberge l'avocat, en sueur, tandis que les six jurés et la cour se retirent pour délibérer.

Les plus expérimentés savent qu'un compliment prélude inévitablement à une catastrophe. "Notre profession succombe facilement aux flatteries. Mais une plaidoirie, pour convaincre, doit provoquer un état de vertige devant le risque judiciaire ou de grande sérénité face à l'évidence. L'enthousiasme, c'est pour le théâtre ou les mondanités", rappelle Me Christian Saint-Palais. Pour éviter la confusion des genres, cet ancien instituteur interdit à ses proches de se mêler au public et ne serre pas la main des magistrats après l'énoncé du verdict. Il prépare son texte avec minutie, en cisèle chaque formule, le psalmodie tout en arpentant les allées du jardin du Luxembourg. Et comme les autres, il trébuche, parfois.

"La justice est à ce point une loterie qu'on ne peut jamais s'exonérer d'un échec", dit Me Temime. Et d'évoquer l'histoire de cette jeune consoeur qui avait plaidé à Nanterre l'innocence d'un homme avec une belle énergie. Le représentant du parquet avait requis huit ans. L'accusé en prit dix-sept. L'avocate, à terre, ne remit pas les pieds dans une juridiction pénale pendant plusieurs années.

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