A la mémoire d'Huguette, la “dame de la cantine” tuée par Daech

C'est l'une des 22 victimes de l'attaque terroriste au musée du Bardo, à Tunis, le 18 mars. Touriste ordinaire, Huguette Dupeu avait marqué l'enfance de l'un ses voisins, dans son village du Loiret. Lundi 10 août 2015, sa famille a annoncé qu'elle allait porter plainte contre l'Etat tunisien.

Par Corentin Léotard

Publié le 03 avril 2015 à 17h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h34

Corentin Léotard est journaliste. Il couvre l'actualité hongroise depuis Budapest. En 2012, j'avais réalisé un reportage sur la Hongrie sous Orban. Corentin m'avait beaucoup aidé. Depuis, nous sommes restés en contact. Hier, il m'a envoyé par email le texte que vous allez lire, en me demandant ce que je pensais et sans trop savoir ce qu'il pourrait en faire. Il n'y a aucune case prévue sur le site internet de Télérama pour ce genre de récit, mais il nous a semblé que ce portrait sensible d'une victime anonyme de l'Etat islamique méritait d'être lu. Nicolas Delesalle

Ma voisine Huguette, tuée par Daech

Gagner au Loto, s’entendre annoncer le cancer le plus rare du monde, voilà des choses normales que l’on peut imaginer. Mais que sa voisine Huguette croise un jour la route de terroristes de l’État Islamique, de lire son nom dans Le Monde et la BBC, non. Pour les gamins du village et des alentours, Huguette c'était Madame Dupeu, « la dame de la cantine ». Elle régnait dans l'établissement avec autorité. Se prendre une engueulade de la dame de la cantine devait arriver une fois ou l’autre à chaque élève, du CE2 au CM2. « Il est dégueulasse le hachis Parmentier ! ». C'était vrai à tous les coups (chaque semaine), mais ce genre de déclaration, il valait mieux qu'elle ne lui tombe pas dans l'oreille. Sa ritournelle préférée : « On ne joue pas avec les aliments ! On ne joue pas avec la nourriture ! ». Même hors des murs de l'école, on se tenait à carreaux quand on la croisait sur le chemin du stade de foot (c'est nous qui y allions) ou de la boulangerie (c'est elle qui y allait). Les 100 mètres qui la séparaient de l'école, elle les faisait à vélo, avec un panier sur le porte-bagage.

Elle habitait un patelin qui serait bien embêté de devoir décider s'il appartient à la Beauce ou au Gâtinais. Les grands champs de céréales et de betteraves à l'Ouest, la forêt d'Orléans au Sud et les bocages à l'Est. Un patelin qui n'est pas encore la ville, mais plus tout à fait la campagne. La maison d'Huguette se trouvait (elle s'y trouve encore, mais ce n'est plus pareil maintenant) dans la « rue du stade », dans « la rue de l'église » ou dans « la rue de l'école », c'est selon. Devant sa maison il y avait une grande grille bleu et blanc et un tapis de gravier pour ne pas crotter la Xantia bleu-marine briquée en partant en commissions en ville. Mais l'important se trouvait derrière la maison. L'atelier de Robert, son mari. Carrure d'ancien transporteur, visage rond, crâne chauve et lisse, œil rieur. Il y bricolait tout ce qu'il était possible de bricoler. C'est là qu'il avait découpé, taillé, raboté, poli et gravé, une splendide épée en bois pour mon frère, réplique parfaite de son trésor : une épée « pour de vrai » en acier qui, nous racontait-il, « avait fait la guerre ». Quelle guerre au juste ? On ne s'était pas posé la question, mais ça ne nous empêchait pas d'imaginer que Robert avait lui-même fait la guerre, armé de cet ustensile. Avec le recul des années, ça paraît fort peu plausible. Derrière la maison il y avait aussi le potager, les clapiers et le poulailler, qui leur assuraient, ainsi qu'à leurs voisins, les meilleures tomates, concombres, radis, poulets et lapins du coin. Il faut avoir vu au moins une fois l'un de ses volatiles gambader les derniers mètres de sa vie sans sa tête, après être passé sous le couteau d’Huguette.

Pendant les chaleurs de juillet, les canaris de la cage placée dans le couloir d'entrée de la maison fermaient leur bec, et Huguette fermait ses volets. Dans cette semi-pénombre, on ne perdait pas une miette du Tour de France, mêmes pendant les étapes de plaine. Les départementales et leurs platanes, les villages et leur église, toujours bien au centre. On rouvrait les volets et les fenêtres le soir et on s'endormait dans le bruit lointain des moissonneuses battant les épis de blé et d'orge jusque très tard dans la nuit. Puis ces gros insectes jaunes (les New Holland), verts (John Deere) et rouge (Massey Ferguson) passaient lourdement dans la rue, entre ma maison et la sienne, jusqu'au silo à grains. C’est Huguette qui sifflait la fin des batailles dans le champ de tournesols en menaçant de prévenir l'agriculteur des ravages qu'on était en train d'infliger à ses cultures. Je lui dois de m'avoir fait comprendre que n'est pas parce que le chauffeur du bus scolaire, sosie de Coluche, fait peur à tout le monde tellement il est méchant que le vrai Coluche est méchant lui-aussi. Et quand mon grand frère et moi avions été démasqués après lui avoir barboté son pin's de La Poste à 400 francs (croyions-nous...), elle avait passé l'éponge sans faire trop d'histoires (mais quand même un peu, et c'était mérité).

Des années plus tard, c’était elle qui venait jeter un œil bienveillant au petit matin quand des voitures avec des « A » aux fesses stationnaient en face de chez elle et que les enceintes avaient braillé toute la nuit. C'est chez elle qu'on déposait le lapin nain et les gerbilles quand on partait en vacances, pendant lesquelles elle gardait un œil sur la maison et arrosait les plantes. Elle faisait souvent irruption sans frapper, les bras chargés de légumes frais. Pour moi Huguette était une voisine, donc. Mais elle était aussi une mère, une grand-mère, une sœur. Elle portait ses 74 ans bien hauts en partant pour une croisière avec escale à Tunis et excursion au musée du Bardo, d'où, la brochure l'annonce, « il vous sera difficile de résister à la tentation de ramener chez vous un souvenir typique de ce lieu inimitable ! ». C'était son premier voyage depuis 20 ans. C'était la première fois qu'elle sortait de France.

Huguette Dupeu a été grièvement blessée lors de l'attaque terroriste au musée du Bardo à Tunis le 18 mars. Elle est décédée 10 jours plus tard. Sa fille et sa sœur ont elles aussi été blessées.

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