A l’autre bout du fil, la voix de la maintenance informatique se fait insistante : « Madame, j’ai vraiment besoin de votre mot de passe pour débloquer votre ordinateur. » On rougit, on se fait toute petite dans l’open space, avant de chuchoter dans le combiné : « lapinou69 ». Gloussement. Et justification… inutile.
En 2014, un milliard de données ont été volées sur le cyberespace, la moitié des attaques étant liées à un vol d’identité (SafeNet, Gemalto, 2015). La cybercriminalité s’envole, les experts s’affolent. Et pourtant, plus de la moitié des Français protègent leur vie connectée par des « lapinou69 », « roxetrouky » et autres « 20nov1975 ». Date de naissance, surnom, prénom…

Des mots de passe à la fiabilité proche de zéro, disent les experts – surtout lorsqu’on utilise le même pour ouvrir mails, page Facebook, banque en ligne et compte eBay –, mais qu’on estime plus faciles à retenir. « Quand on se retrouve face à son clavier, on va d’abord à la simplicité, corrélée à l’idée que l’on se fait de sa propre fiabilité à restituer un mot de passe, explique Francis Eustache, neuropsychologue et directeur d’une unité de recherche sur la mémoire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale. On est dans la mémoire procédurale, ce que le philosophe Bergson appelait la mémoire digitale, celle qui est dans les doigts, qui est désolidarisée du sens. »
Un concentré de notre personnalité
Des sésames évidents, anodins ? « Les recherches montrent qu’il ne s’agit pas seulement d’une question de paresse. Le lien intime que nous créons avec nos mots de passe est aussi en cause », observe Emmanuel Schalit, PDG de Dashlane, éditeur d’un gestionnaire de mots de passe et de portefeuilles numériques pour le grand public. « Avant, je choisissais systématiquement la date de naissance de mon mari. Puis on a eu un fils, alors j’ai mis celle de mon fils. Puis on a eu une fille… », raconte Rebecca, qui, pour que ses enfants ne lui en veuillent pas, opte désormais pour l’une ou l’autre des dates de naissance. S’emmêle les pinceaux. Et culpabilise d’avoir zappé son mari de sa vie virtuelle.
En 2001 déjà, la psychologue britannique Helen Petrie, spécialiste de l’interaction homme-machine à l’université City de Londres, étudiait la manière dont 1 200 utilisateurs créaient leurs mots de passe. Concluant qu’ils reflétaient un concentré de notre personnalité, une sorte de « test de Rorschach du XXIe siècle ». « Le cerveau fonctionne à l’économie et se repose sur ce qu’il a appris : l’homme s’appuie sur ses fondamentaux, ce qu’il aime, ses aspirations, ses violons d’Ingres », analyse Francis Eustache.
C’est donc tout naturellement que Michel, fan de foot, utilise depuis 1998 « Iwillsurvive » comme mot de passe. Pour Pierre, « cinéphile midinette », il s’agit d’une « réplique géniale » de Brigitte Bardot dans Et Dieu… créa la femme. « Parce qu’un mot de passe, ça ne doit pas passer… Autant utiliser un souvenir », estime Mila. Pour elle, c’est « Quiberon86 » : « Le lieu et l’année d’une histoire d’amour inachevée. » Mais à laquelle elle s’oblige finalement à repenser plusieurs fois par jour…
Exorciser de vieux démons
« Dans cet espace intime, susceptible de rester secret, l’inconscient se libère aussi », observe M. Eustache. On tape alors ces huit caractères pour exorciser de vieux démons : le prénom d’un père absent, le pays qu’on a quitté enfant. « Mon mot de passe est le verbe pleurer en iranien », confie Rani, exilé depuis 1979. « J’ai eu tellement peur du film Les Dents de la mer que j’ai longtemps eu peur de me baigner. Mes premiers mots de passe ont été des variations de ma phobie, lâche Berthe, des requins, sharks et consorts, devenus, au fil des années, l’objet d’une grande fascination. »
D’autres en ont fait un aide-mémoire, façon méthode Coué 2.0. « Après ma grossesse, j’ai opté pour un “JeSuisTropGrosse” jusqu’à regagner mon poids idéal », avoue Perrine, devenue… filiforme. Thierry, l’anxieux, a choisi « yodayoda », pour que la force des Jedi soit avec lui. Quant aux « arreterdefumer » et « nepascraquer », ils se répandent aussi vite que la cigarette électronique.
Pour le sociologue Stéphane Hugon, du Centre d’études sur l’actuel et le quotidien, le mot de passe est « un confessionnal ». Libératoire, « il est le lieu où l’on va déposer des choses encombrantes : soit parce qu’on n’arrive pas à les accomplir, soit pour, au contraire, les prononcer et s’en détacher, s’en séparer pour les faire vivre ».
Pas étonnant que dans l’entreprise, temple des non-dits, le mot de passe vulgaire, limite insultant, soit aussi usité. « Tous les jours, face à mon n + 1 que je hais, je tape et retape : “grosbouffon”. Cela n’a l’air de rien, lâche Amélie, mais ça me fait du bien. »
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