
L’« après-Charlie » était bien présent dans l’esprit de beaucoup des milliers de musulmans qui se sont pressés à la 32e rencontre annuelle organisée par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), du 3 au 6 avril, au parc des expositions du Bourget, près de Paris. Ce grand rassemblement, mélange de foire, de congrès et de salon, qui se tient chaque année à Pâques, attire des acteurs de l’islam, engagés dans la vie spirituelle, dans des associations, le commerce, la culture… On y vient en famille acheter des vêtements, des livres, écouter des conférenciers ou assister à des débats. Cette année, les organisateurs avaient prévu plusieurs discussions autour des questions (re) soulevées après les attentats de janvier à Paris à propos de l’islam en France, en particulier sur la radicalisation, l’islamophobie, la laïcité et la liberté d’expression.
Amar Lasfar, le président de l’UOIF, s’est employé à mettre en avant la « loyauté » des musulmans envers « la République ». Alors que, depuis janvier, le premier ministre, Manuel Valls, s’est inquiété à plusieurs reprises de « l’influence des frères musulmans », mouvance dont est issue l’UOIF, dans les « quartiers », M. Lasfar a vanté « le travail de prévention » fait par les responsables religieux envers « les radicaux supposés ». « On a échoué avec cinq d’entre eux [Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly], mais qu’en est-il des centaines de milliers de jeunes qui sont de bons citoyens ? », a-t-il interrogé.
Alors que le gouvernement a lancé une consultation pour élargir la représentation de l’islam, Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris (GMP) et président du Conseil français du culte musulman (CFCM), s’est rendu au Bourget, fait inhabituel tant les relations entre la GMP et l’UOIF ont connu des hauts et des bas au sein du CFCM – l’UOIF n’a pas participé aux dernières élections au CFCM. « Les musulmans sont souvent accusés d’avoir insuffisamment dénoncé la violence et le terrorisme, comme s’ils en étaient directement les responsables, et c’est faux », a-t-il lancé à la tribune de la salle des conférences.
Islamophobie
Mais, à l’écart de cette salle principale, c’est du côté du « forum génér’action » qu’il fallait se rendre pour mesurer à quel point les jeunes générations de musulmans, nés en France, professionnels, impliqués dans la vie associative, militants de diverses causes, ont péniblement vécu les lendemains des attentats et, pour beaucoup, estiment leurs aînés trop conciliants à l’égard d’un climat et d’un système politico-judiciaire qu’ils jugent, en France, imprégnés d’islamophobie et où ils se sentent marginalisés.
« Le parquet n’ouvre jamais l’action publique dans les affaires d’islamophobie. Cela veut dire que nous ne faisons pas partie de la société française », affirme Hakim Chergui. Et à un Amar Lasfar qui vante la loi de 1905, se dit « musulman à la mosquée et laïc dans la rue » et assure qu’en « devenant français, nous avons signé un pacte : respecter le cadre laïc », l’avocat rétorque : « Moi, je ne me suis engagé à rien. Je suis né, et par ma naissance je me suis vu attribuer des droits. C’est le respect de ces droits que nous demandons. »
L’interdiction demandée par certains élus du voile à l’université ou pour les assistantes maternelles dans les crèches privées, maintient à vif la blessure de la loi de 2004 interdisant le port du voile à l’école pour les jeunes filles musulmanes. Le collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) comptabilise, aux côtés des agressions, les actes de discrimination contre des musulmans, et sa porte-parole, Elsa Ray, l’assure : « La lutte contre l’islamophobie participe aussi à la lutte contre la radicalisation car l’augmentation des discriminations et des violences contre les musulmans nourrit le radicalisme. »
« Pris en otages »
« Il est évident que l’on doit faire le ménage chez nous, affirme Nadia Tara, infirmière et militante associative à Reims venue tout exprès à Paris pour cette « rencontre », mais pourquoi ne pouvons-nous pas obtenir la prise en compte de plaintes contre des actes islamophobes quand nous nous rendons dans un commissariat ? »
Si certains d’entre eux, en allant manifester après les attentats de janvier, ne se sont « jamais sentis autant français que ce jour-là » – comme la juriste strasbourgeoise Nora Rami, l’une des responsables du Comité 15 mars et libertés, mis en place pour aider les jeunes filles exclues de l’école après la loi de 2004 sur le voile –, d’autres, nombreux, se sont sentis « pris en otages », coincés entre ce qu’ils ont vécu comme une suspicion généralisée contre les musulmans et le sentiment d’être étrangers aux phénomènes de radicalisation.
« L’après-Charlie a fini de décomplexer la parole anti-musulmans, affirme Sihame Assbague, porte-parole du collectif Stop le contrôle au faciès. Il a accentué la construction de l’ennemi de l’intérieur. On se dirige vers des atteintes plus frontales contre les musulmans, notamment contre les femmes. » « Je ne suis pas sûr que cela a augmenté l’islamophobie, tempère Hakim Chergui, mais ça nous a placés dans une impasse idéologique. Et il ne s’est trouvé personne de chez nous, pour porter notre voix et dire : “Je ne suis pas Charlie mais je suis avec Charlie”. »
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