Une bonne bouille, une barbe discrète, de délicates chemises à petits carreaux. Quentin Lechemia, un Lyonnais de 25 ans, pourrait être un « geek » comme un autre. Passionné de codage informatique, entrepreneur dans l’âme, il a déjà créé plusieurs sociétés, surtout dans la musique. Sa plus grande réussite, pourtant, est une start-up qu’il a préféré « effacer » de son CV : Pornostagram, une déclinaison pornographique d’Instagram. Elle permet de prendre des photos sexy avec son téléphone, de les nimber de filtres plus ou moins artistiques puis de les partager sur le réseau.
En avril 2013, Quentin Lechemia avait lancé l’affaire un peu comme « un délire ». Deux ans plus tard, le site, rebaptisé Uplust sous la pression d’Instagram, n’a plus rien d’une blague. Près de 170 000 inscrits au compteur, surtout en Amérique latine et aux Etats-Unis, et « plus de 1 million de pages vues chaque jour, parfois même 1,5 million », assure son créateur.
Pareil succès a fait saliver Marc Dorcel, le pape français du X. A l’occasion d’une levée de fonds bouclée il y a quelques semaines, il est discrètement entré au capital d’Uplust, avec une grosse minorité. « C’est un site fantastique, s’exclame, admiratif, Grégory Dorcel, fils du fondateur et directeur général de Dorcel. Dans notre activité, il y a un Graal : le vrai contenu amateur. Le plus souvent, on fait passer pour des photos d’amateurs du travail de professionnels. Avec Uplust, on voit enfin des images prises par les utilisateurs eux-mêmes. Nous, on est incapables de faire ça… »
L’envers du décor
Dorcel chez Uplust. Comme une alliance entre deux générations du porno, un pont entre deux mondes. Des romans-photos coquins aux cassettes VHS jusqu’à l’explosion des sites Web, le vétéran Marc Dorcel a traversé, en trente-cinq ans, toute l’histoire du X, et construit une jolie PME familiale, la plus belle marque du « porno chic ».
Son chiffre d’affaires a encore progressé de 10 % en 2014, à 32 millions d’euros, et elle dégage toujours des profits grâce à des « films à scénario » comme Le Dortoir des filles ou Salopes à emporter, et à ses diversifications, notamment dans les sex-shops. L’entreprise va d’ailleurs bientôt ouvrir sa cinquième boutique, à Saint-Brieuc.
En face, Uplust n’a pas deux ans et reste déficitaire, mais condense toutes les promesses de la pornographie 2.0 : plus « fun », « cool », collaborative, gratuite ou presque… et peut-être rentable un jour. « Bien sûr que ça peut gagner de l’argent, affirme le jeune patron d’Uplust. On va bientôt ajouter des liens publicitaires, des options et des filtres payants. »
Gagner de l’argent ? Pas si facile. Le X alimente tous les fantasmes, y compris sur les rivières de dollars qu’il ferait jaillir. L’envers du décor se révèle bien moins glamour. Au milieu des années 2000, le chiffre d’affaires du secteur s’est effondré d’environ 40 % en trois ans, provoquant des faillites, une chute du nombre de films produits et une baisse des salaires des acteurs.
Depuis, le marché reste désespérément plat. Moins de 0,5 % de croissance par an depuis 2010, pas mieux à venir d’ici à 2020. Soit plus de dix ans de crise, estiment les analystes d’Ibis World, qui viennent de boucler une des rares études sur ce domaine. Les profits, eux, ont fondu, pour tomber à 81 millions de dollars (73,5 millions d’euros) aux Etats-Unis, le cœur du marché. Rapporté à des ventes de 3,3 milliards de dollars, cela représente une marge de 2,5 %. Positif, mais pas franchement sexy.
« Tout a été bouleversé par l’arrivée en 2006-2007 de plates-formes gratuites comme Xtube, RedTube ou YouPorn », raconte Stephen des Aulnois, fondateur du site Le Tag Parfait et expert du monde de la pornographie. Soudain, les amateurs ont eu accès sans rien débourser à une profusion de vidéos, avec des centaines de milliers de scènes classées par genre, mais aussi des films complets.
MinGeek et les autres « tubes » au pouvoir
Logiquement, le public a délaissé les sites payants. Aujourd’hui, « 90 % du trafic porno se concentre sur les “tubes”, très majoritairement gratuits », estime Stephen des Aulnois. Une situation qui rappelle, en plus sauvage, la crise traversée par l’industrie musicale.
Dans le petit hôtel particulier où est installé son bureau face à celui de son père, Grégory Dorcel n’a pas de mots assez durs contre ceux qui ont dévasté le modèle économique du porno. Les « tubes », ces robinets à images copiés sur YouTube ? « Ils ne peuvent être rentables qu’en trichant », assène le patron de Dorcel. C’est-à-dire en piratant des films en principe payants, en truffant les sites de bannières publicitaires qui frisent parfois l’arnaque à la carte bleue, et en s’installant dans des paradis fiscaux.
Moyennant quoi les poids lourds du secteur parviennent à dégager « des marges opérationnelles supérieures » aux autres, avance Lucas Isakowitz, d’Ibis World.
C’est en particulier le cas de MindGeek, le très opaque numéro un mondial, dont le siège officiel se trouve au Luxembourg. Son capital est secret, mais il appartient, semble-t-il, à deux de ses dirigeants canadiens, qui ont repris l’affaire en 2013 après l’arrestation de l’ancien propriétaire, l’Allemand Fabian Thylmann – un mandat d’arrêt européen avait été lancé contre lui pour fraude fiscale.
Sur Internet, MindGeek se présente sobrement comme « un chef de file des technologies de l’information ». En pratique, le groupe a racheté ces dernières années une flopée de sites porno, et exploite à lui seul la moitié des plus populaires au monde, dont PornHub, RedTube, YouPorn et XTube. Il vient encore d’y ajouter le label gay Sean Cody.
Résultat : « Nous sommes l’un des premiers consommateurs de bande passante au monde », note la direction. Des studios à la distribution gratuite, en passant par les sites à abonnement, les régies publicitaires, etc., l’empire MindGeek contrôle toute la chaîne.
Compte tenu de leur puissance, ces « tubes » ont réussi à imposer leur loi à un certain nombre de studios dont ils pillaient auparavant les films. Ils ont racheté les uns, et incité les autres à accepter la nouvelle donne plutôt que de s’épuiser dans des batailles en justice. Du coup, MindGeek et les autres propriétaires de « tubes » récupèrent l’essentiel du gâteau, grâce aux liens publicitaires qu’ils placent sur leurs sites et ils monnayent chèrement leurs activités payantes.
Essor massif du « live »
Car, oui, il reste quelques clients prêts à payer pour obtenir le spectacle précis qui les excite. Des amateurs de scènes sadomasochistes, par exemple, ou des vidéos « à la bonne franquette » de Jacquie et Michel. Des fans du direct, aussi. Les dernières années ont été marquées par un essor massif du « live », c’est-à-dire des performances érotiques par webcam, qui permettent au spectateur de discuter avec les acteurs et actrices. « C’est devenu l’un des secteurs les plus lucratifs du X », relève une étude du cabinet Juniper.
Les sites spécialisés ont fleuri, tels que Livejasmin. Ou encore Eurolive et Mykocam, qui appartiennent à Rentabiliweb, le petit groupe de Jean-Baptiste Descroix-Vernier coté à la Bourse de Paris et au conseil duquel siègent de respectables banquiers comme Jean-Marie Messier et Georges Pauget. C’est aussi l’une des activités de prédilection de DNXCorp, une PME cotée elle aussi à Paris mais dont le siège a été transféré au Luxembourg fin 2013.
Nombre de ces sites, comme Chaturbate, fonctionnent selon un principe qui rappelle les clubs américains où l’on glisse des billets dans le string des strip-teaseuses : tout le monde peut regarder librement le spectacle, mais il faut qu’au moins quelques clients paient pour qu’il se passe vraiment quelque chose. « Certains deviennent accros à ces filles-là et mettent des sommes folles, parfois des milliers d’euros », raconte Stephen des Aulnois.
Malgré les succès de ce type, le X demeure en crise. « On en arrive à un point où même les grands du secteur peinent à trouver des clients qui payent », se désole Grégory Dorcel.
Les professionnels gardent néanmoins espoir. Surtout ceux qui ont testé les nouveaux casques de réalité virtuelle, comme l’Oculus Rift. Stephen des Aulnois est de ceux-là. « Regarder un porno avec un casque de ce type, waouh…, c’est impressionnant. Quand la fille s’approche et commence à vous susurrer à l’oreille, on a vraiment le sentiment d’y être. Avec une telle puissance masturbatoire, les gens vont devenir fous ! Cela annonce de très beaux jours pour l’industrie porno. »
La précédente grande innovation, les vidéos en 3D, a constitué un flop. Cette fois-ci, le secteur veut y croire. Même si ce n’est que pour dans cinq ou dix ans. Sur son site, Ela Darling, une actrice devenue évangéliste de la réalité virtuelle, annonce rien moins qu’une ère nouvelle : « Désormais, l’homme n’aura plus à regarder un écran. Il sera lui-même dans le film porno. »
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